Ruth aux champs (2/3) : une demande bien audacieuse
On 12 mai 2022 by MarieMa curiosité piquée au vif, je me rends chez le pasteur du village, un homme dans la cinquantaine à la barbe bien touffue qui m’accueille avec un large sourire.
– « Ah, sacré Georges, va ! Ça ne m’étonne pas de lui qu’il vous renvoie chez moi… On en a bien parlé de ce texte. Il m’en a appris un fameux bout sur la vie aux champs. Ça m’a permis de comprendre à quel point ce que Ruth fait est inhabituel. »
– « Comment ça, inhabituel ? Elle glane comme la loi le lui permet, non ? »
– « Oui et non. A priori, ce qu’on attend d’elle c’est qu’elle glane ce qui reste après que les moissonneurs soient passés, les brins qu’ils n’ont pas su mettre dans les gerbes, qui restent à terre. Quand Ruth arrive dans le champ, elle demande la permission de glaner, ce qui n’est pas nécessaire. Mais le chef des moissonneurs raconte à Booz plus tard qu’elle demande plus que cela : elle souhaite la permission de glaner « entre les gerbes parmi les moissonneurs » (Ruth 2:7), donc là où il y a potentiellement encore plus d’orge1. Comme la demande est inhabituelle – le glanage n’étant permis que quand les gerbes ont été enlevées –, le chef moissonneur doit demander la permission au propriétaire. Ruth attend donc. Et c’est là que le texte est ambigu. Cette demande inhabituelle et cette attente nous sont rapportées par le chef moissonneur suite aux questions de Booz. Le texte a été traduit et compris de diverses manières. Alors, de mes lectures, je retiens les interprétations suivantes, parfois contradictoires mais qui ouvrent le texte et en montrent la richesse. Vous me direz ce que vous en pensez.
Jouer le tout pour le tout
L’exégète néerlandaise Ellen van Wolde traduit le verset 7 en insistant sur l’attente de Ruth. Les paroles du moissonneur sont ainsi traduites (je vous cite en anglais) : « She came and she has stood waiting from early this morning until now. This field has been her residence. »2 (« Elle est venue et a attendu debout depuis tôt ce matin jusque maintenant. Le champ a été sa résidence. ») Pour van Wolde, Ruth est audacieuse dans sa demande et dans son attente d’une réponse. Elle joue le tout pour le tout et attend patiemment dans les champs de pouvoir glaner entre les gerbes. Si Booz refuse, elle aura perdu beaucoup de temps précieux, s’il accepte, elle pourra récolter plus d’orge. A l’arrivée de Booz, son audace et sa persévérance sont récompensées. Dans un sens, cette interprétation expliquerait pourquoi Booz la remarque…
Aller plus loin que la loi
Pour sa part, LaCoque démontre qu’avec cette requête inhabituelle, Ruth force son interlocuteur à aller plus loin que ce que la ‘loi’ requiert. Elle ne se contente pas d’exercer son droit, mais demande une faveur.3 De façon immédiate, si elle réussit à obtenir ce qu’elle demande, sa moisson en sera plus abondante et elle pourra subvenir aux besoins de sa belle-mère. Dans un sens herméneutique plus profond, son attitude montre que si l’on s’en tient à la loi et aux coutumes, Ruth et Noémi finiront par mourir. Il faudra plus que le droit au glanage pour subvenir à leurs besoins, pour les maintenir en vie. Par sa sollicitation et ses actes, Ruth pousse Booz à faire preuve de générosité. Il montre d’ailleurs directement sa générosité, en lui permettant de manger avec les moissonneurs et en la laissant glaner comme elle le demande. De plus il ordonne même à ses serviteurs de retirer quelques épis des gerbes et de les abandonner par terre pour elle.
Piégé par les préjugés
Troisième lecture ; troisième hypothèse… De son côté, Jonathan Grossman avance l’hypothèse intéressante selon laquelle le discours rapporté du chef moissonneur n’est pas entièrement fidèle aux propos de Ruth. Selon lui, la plupart des exégètes partent du principe que ce que le contremaitre dit est vrai. Or, nous n’entendons la demande que via les paroles du serviteur. Nous avons donc la perspective du chef des moissonneurs et la projection de sa propre vision de Ruth. Grossman montre ainsi les légères, mais significatives différences qui existent entre les paroles de Ruth à Noémi en 2:2 et ce que le contremaitre dit en 2:74. A la suite de Moshe Garsiel, Grossman perçoit donc le serviteur comme ayant des réserves vis-à-vis de Ruth. Le chef des moissonneursinsiste sur sa provenance (« une Moabite revenue des champs de Moab ») ; pour lui, Ruth ‘profite du système’. Elle ne serait pas là uniquement pour glaner mais aussi pour ‘ramasser’ entre les javelles. Le chef des moissonneurs voit en Ruth une Moabite, une étrangère, une femme dangereuse avec tous les stéréotypes qu’il y rattache. Grossman lit alors le verset 7b comme un avertissement sur le fait qu’elle a travaillé depuis le matin, prenant peu de temps pour se reposer. Attention, cette Moabite n’a que l’appât du gain en tête !5 L’inhabituelle requête de Ruth ne serait donc qu’une exagération du chef des moissonneurs, nourri par les préjudices qu’il a envers les femmes Moabites.6
Une personne et non une étiquette !
Le dialogue qui s’ensuit entre Booz et Ruth n’en est que plus impressionnant. Booz reprendra les paroles de son serviteur et permettra à Ruth de glaner entre les moissonneurs, lui offrant même plus que ce que le serviteur mettait dans les propos de Ruth. Booz ne voit pas en Ruth une ‘étrangère’, il perçoit en elle une femme courageuse, une femme de valeur comme il dira plus tard. Sa réaction envers Ruth montre aussi toutes les difficultés auxquelles elle pourrait être confrontée.
Que Ruth aie réellement fait cette demande ou pas, de toutes les interprétations que j’ai pu lire il en ressort une grande bonté entre les personnages principaux. Booz arrive à voir Ruth comme une personne et non comme une étiquette. Et ça fait toute la différence. L’interprétation de van Wolde montre une Ruth humble, persévérante et audacieuse qui risque le tout pour le tout, consciente de sa vulnérabilité. Comme LaCoque l’explique, l’attitude de Ruth peut être vue comme une invitation à dépasser les préjugés, à faire preuve de bonté en allant plus loin que ce que la loi prescrit. Pour Grossman, enfin, l’attitude et les paroles du chef des moissonneurs montrent l’étendue des préjugés qui pouvaient exister face à une Moabite. Les attitudes de Ruth et Booz n’en sont que plus remarquables. Toutes ces lectures invitent à regarder à l’Autre en vérité, avec humanité sans faire disparaître cet Autre derrière une étiquette qui nous arrange bien.
Olala, je me suis encore emporté. Vous avez eu droit à une mini-prédication… J’en suis désolé. Mais c’est un texte passionnant et tellement actuel, vous ne trouvez pas ? »
Références
- André LaCoque, Ruth. Traduit par K. C. Hanson. A Continental Commentary. (Minneapolis: Fortress Press, 2004), p.66.
- Ellen van Wolde, Ruth and Naomi, (London : SCM Press Ltd, 1997), p.50.
- André LaCoque, Ruth. p.66.
- Jonathan Grossman, Ruth : Bridges and Boundaries, Das Alte Testament im Dialog Band 9, ed by Michael Fieger and Sigrid Hodel-Hoenes (Bern : Peter Lang, 2015), p.151.
- Jonathan Grossman, Ruth : Bridges and Boundaries, p.155.
- Jonathan Grossman, Ruth : Bridges and Boundaries, p.156.
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