Lettre à mon petit-fils : patience, patience…
On 8 juin 2023 by MarieCela fait deux semaines que tous les jours il guette l’arrivée du facteur. Ce matin, il y avait une lettre pour lui. Il reconnaît son nom dans la petite écriture tassée de sa grand-mère. Sans plus attendre, il court au fond du jardin, s’installe au pied de son arbre préféré et déchiquette l’enveloppe sans précaution. Enfin… Lui aura-t-elle répondu positivement ?
A mon cher petit-fils adoré qui m’aime tant,
Merci pour ta lettre qui m’a bien fait plaisir. Comment d’ailleurs résister à une telle lettre ? Moi aussi j’ai hâte de vous revoir tous cet été et pour une chouette occasion. Je me ferais un plaisir de vous raconter la fin de cette histoire à ce moment-là…. C’est vrai que nous habitons loin les uns des autres et que ça rend la narration d’histoires un peu compliquée. Mais si tu le souhaites, je vais t’aider à patienter un peu en te racontant ce qu’il se passe entre le début et la fin de mon histoire… Bon, il faudra peut-être écrire plusieurs lettres parce que tu sais que quand je m’y mets, c’est difficile de m’arrêter et je ne veux pas risquer une tendinite à tout écrire en une fois ! Par contre, pour la toute fin, tu devras encore patienter un peu… Tu es d’accord ? Alors c’est parti !!
J’ai beaucoup aimé ton histoire. Ça aurait été tellement plus simple si les choses s’étaient passées ainsi. Un accueil chaleureux et une belle entraide. Mais tu sais, les adultes (comme les enfants d’ailleurs) sont parfois compliqués.
Malheureusement, la suite des évènements a été dure pour Ma-Gracieuse et Amie. Tout d’abord parce que, rappelle-toi, cette histoire se déroule il y a très longtemps dans une société que l’on appelle patriarcale, ce qui veut dire une société où le père, où les hommes ont plus de pouvoir et d’importance que les femmes. Les femmes sont reconnues en fonction de leur lien à un homme ; leur mari, leur père, leur fils, leur frère. Elles n’ont quasiment pas de statut en tant que personnes. Dans le cas de Ma-Gracieuse et d’Amie, elles n’ont plus aucun homme pour prendre soin d’elles. Elles sont livrées à elles-mêmes. De plus, Ma-Gracieuse semble enfermée dans un mutisme, dans son amertume (comme tu l’écris si bien !). Maintenant qu’elle est revenue dans son pays, elle laisse libre cours à sa détresse, qui laisse peu de place à Amie. Elle ne lui parle pas, elle ne prend aucune décision.
Je ne sais pas où elles ont logé les nuits qui ont suivi la première. J’espère que quelqu’un leur a donné un abri, comme tu le suggères, mais je n’en sais rien. Peut-être ont-elles pu reprendre l’ancienne maison de Mon-Dieu-est-roi et Ma-Gracieuse. Qui sait ? Ce qui est sûr, c’est que la question de la nourriture s’est très vite posée. Et là, Amie a pris les choses en main. Je ne sais pas si tu te souviens, mais quand elles sont arrivées, c’était le début de la récolte de l’orge. Amie se rend bien compte que Ma-Gracieuse est toujours dans un état second, fatiguée de la longue route et de ces années de misère et de tristesse. Elle lui a promis de rester avec elle et de prendre soin d’elle, alors elle se met en quête d’un gagne-pain dans cette maison du pain. En plus d’être femme non accompagnée par un homme, c’est une étrangère, ce qui la rend pour ainsi dire invisible ou au moins non souhaitée dans la communauté. Alors qu’elles arrivaient à Bethléem, Amie avait vu ces femmes et ces hommes pauvres glaner derrière les moissonneurs, ce qui veut dire ramasser les épis tombés quand les moissonneurs ont récolté les céréales. Elle sait que la loi invite les paysans à laisser les glaneurs venir dans les champs et que c’est une provision qui permet aux plus démunis de survivre.
Amie, en quête de solution
Alors, un matin après avoir tourné la situation dans sa tête pendant plusieurs jours et nuits, sa décision est prise : elle demande à Ma-Gracieuse l’autorisation d’y aller. Celle-ci l’a lui accorde laconiquement. Elle sort de la ville, passe devant plusieurs champs et s’arrête dans l’un d’entre eux, choisis « vraiment par hasard ». A-t-elle essuyé des rejets dans d’autres champs ? Qu’est-ce qui lui a fait s’aventurer dans celui-là plutôt qu’un autre ? Le sourire de cette travailleuse, là avec son tablier brun, alors qu’elle lie des gerbes ? Les voix des moissonneurs qui chantent à la gloire du Dieu de Ma-Gracieuse ? L’abondance de ce champ ? L’olivier planté au seuil du champ, à côté du puits, qui offre de l’ombre bienvenue lors des brèves pauses des travailleurs ? Elle-même ne sait pourquoi elle met les pieds timidement, mais avec détermination dans ce champ-là. Mais elle le fait.
Elle distingue le chef des moissonneurs, qui donne ses ordres aux hommes. Une fois qu’il a fini et que tous vont à leur poste, elle s’approche de lui. Avec l’audace de celle qui a si peu à perdre, elle demande si elle peut glaner dans le champ. Le chef des moissonneurs la dévisage de la tête aux pieds ; c’est donc elle la moabite, cette étrangère qui est revenue avec Ma-Gracieuse et dont toute la ville parle. Il lui parle à peine, une signe de la tête suffit. Amie n’en demande pas plus et travaille sans relâche. Elle s’abaisse, ramasse, se relève. Dans les pans de sa jupe abimée, elle amasse petit à petit des épis oubliés par les moissonneurs et les servantes. Elle en fait un tas qu’elle surveille du coin de l’oeil.
Visite du propriétaire
Un peu plus tard dans la matinée, alors que le soleil est déjà haut, le propriétaire visite son champ et vient surveiller la progression de la récolte. Alors qu’il arrive à hauteur du champ, il le parcourt du regard comme à son accoutumée. Il entonne même un des cantiques chanté par les travailleurs. Le sourire aux lèvres, il reconnaît chacun de ses ouvriers et ouvrières et leur fait signe. C’est un propriétaire juste et bon, apprécié de tous. Il connaît ceux qui travaillent chez lui et les respectent. Tout à coup, il fronce les sourcils. Cette femme-là, courbée derrière les moissonneurs, qui est-ce ? Il est sûr de ne pas la connaitre. Sans plus attendre, il se dirige vers le chef des moissonneurs et après les formules d’usage empreintes de bonté et de piété, il l’interroge.
– « A qui appartient cette jeune femme ? »
Le chef des moissonneurs répond, non sans arriver à cacher entièrement sa désapprobation envers elle, une femme étrangère…
– « C’est la jeune moabite, tu sais celle dont on parle tant et qui est revenue avec Ma-Gracieuse de Moab. Elle a demandé à glaner et même à aller récolter entre les gerbes derrière les moissonneurs » dit-il en exagérant un peu ses propos. « En tout cas, elle s’est à peine reposée, elle n’a fait que travailler ! ».
Un léger sourire se dessine sur les lèvres de Force-en-Lui, le propriétaire. Un sourire qu’il tente de réprimer aussitôt. Il a bien entendu l’indignation sous-entendue dans les propos de son chef des moissonneurs qui voit en Amie une étrangère profiteuse, mais il a aussi entendu en ville ce que cette jeune femme a fait et fait pour sa belle-mère. Il connaît Ma-Gracieuse et il connaît son histoire. Ils ont grandi ensemble dans cette ville, il sont de la même génération et du même clan. Il a entendu parler de ses malheurs, mais n’a pas eu l’occasion de lui parler. Elle se tient à l’écart et seules quelques femmes ont eu contact avec elle.
Première rencontre entre Force-en-Lui et Amie
Sous le regard quelque peu surpris voire indigné de son contremaitre, Force-en-Lui va à la rencontre d’Amie et l’interpelle. Il ne voit pas en elle une étrangère menaçante. Il voit une femme fatiguée, usée mais déterminée et courageuse. Quand elle lève timidement les yeux vers lui, il perçoit sa bonté et une force qui semble surgir de nulle part. Il est touché par ce regard décidé. Elle force le respect et à sa manière il veut la soutenir, ainsi que Ma-Gracieuse.
Il lui enjoint de rester glaner dans son champ jusqu’à la fin de la moisson en compagnie de ses servantes, au-delà donc de l’espace dédié aux glaneurs. Il va plus loin et demande aux ouvriers de la laisser en paix et de ne pas la toucher. Il connaît les risques pour une femme étrangère et sans protection. Il lui offre même à boire. La loi de son peuple et de son Dieu met en place un système qui favorise la solidarité avec les plus démunis et les étrangers. Mais Force-en-Lui dépasse ce qui est demandé. Face à Amie et à sa grande générosité, Force-en-Lui surpasse les exigences de la loi.
Amie en est bouleversée et se jette à ses pieds, face contre terre.
– « Pourquoi ai-je trouvé grâce à tes yeux et t’intéresses-tu à moi qui suis une étrangère ? »
– « On m’a raconté à maintes reprises comment tu avais agi. Tes actions envers ta belle-mère depuis la mort de ton mari dépassent ce qui était attendu de toi. Tu as fait preuve d’amour, de loyauté et de courage. Comme notre ancêtre Abraham, comme notre matriarche Rebecca, tu as tout quitté pour aller vers un peuple et un endroit que tu ne connaissais pas. Que le Seigneur, le Dieu d’Israël, te récompense abondamment puisque c’est sous ses ailes que tu es venue chercher refuge ! »
Un dur labeur
Lors du repas de midi, Force-en-Lui invite Amie à rejoindre toute l’équipe. Il l’intègre pour ainsi dire à ses servantes et lui offre à manger. Amie réserve une partie de son repas pour Ma-Gracieuse avant de se lever pour continuer à glaner. Force-en-Lui demande explicitement aux moissonneurs de la laisser glaner entre les gerbes (ce qui n’était pas permis) et même de lui abandonner quelques épis à terre pour qu’elle les ramasse. Toute la journée, sous un soleil brûlant, Amie travaille ; elle se baisse, ramasse et se relève continuellement. Elle s’arrête peu et la générosité de Force-en-Lui lui permet une belle récolte. A la fin de la journée, elle bat les épis et remplit un grand sac de grains d’orge qu’elle ramène fatiguée à sa belle-mère.
La surprise de Ma-Gracieuse
A la vue de la récolte de sa belle-fille, Ma-Gracieuse ne peut réprimer un cri. Elle semble sortir de sa torpeur et l’interroge.
– « Où as-tu glané aujourd’hui ? Dans quel champ as-tu travaillé ? Que Dieu bénisse celui qui s’est intéressé à toi ! »
Une récolte pareille tient d’un miracle ! Mais elle n’est pas au bout de ses surprises. Force-en-Lui est leur proche parent, « un de ceux qui peuvent exercer le droit de rachat envers nous. » Devant l’abondance des grains et cette nouvelle de la bonté de Force-en-Lui, une bénédiction sort des lèvres de Ma-Gracieuse. L’amertume commence à s’étioler.
Les jours suivants, Amie voit Ma-Gracieuse reprendre vie, comme une fleur qui lentement s’ouvre à nouveau. Ce n’est pas flagrant, mais c’est là, dans les paroles qu’elle lui adresse à nouveau, dans le main qu’elle pose sur son bras le matin quand elle part, dans le regard où elle peut y lire une sollicitude nouvelle, dans le sourire qu’elle lui adresse quand le soir, courbée par une dure journée de labeur, Amie rentre dans cet abri un peu délabré qui leur sert de maison. Ma-Gracieuse s’est même remise à préparer le pain avec les grains récoltés.
Les jours, les semaines, les mois s’écoulent. La récolte de l’orge a cédé sa place au blé. Amie travaille sans répit avec les servantes de Force-en-Lui. Ma-Gracieuse et Amie subsistent grâce au labeur d’Amie et à la générosité de Force-en-Lui.
Olala, mon très cher petit-fils, il me semble que quand j’écris, je peux être aussi bavarde que quand je parle. Mais mon bras et ma main commencent à me faire mal et il est tard. C’est donc sur cette note plutôt réjouissante que je te laisse. J’espère que tu arrives à déchiffrer mon écriture en patte de mouches, surtout les dernières phrases… N’hésite pas à me dire ce que tu penses de tout cela. Je t’écris la suite prochainement.
Ta Mamy adorée qui t’aime tant.
Le garçon s’adosse contre l’arbre, la lettre ouverte dans la main et le regard fixé sur l’horizon. Il a été transporté loin et peine à revenir au moment présent. Il a hâte de connaitre la suite. Mais avant, il demandera à maman plus tard s’il peut téléphoner à Mamy. Ca ira plus vite que le facteur…
A suivre…
Oh non! Pas la suite par téléphone…
Et nous, alors?😉
Aïe aïe aïe, faudra voir ce que répondra Maman… Parce que malheureusement je ne pense pas avoir un système d’écoute performant 😉
Ah je l’attendais aussi avec impatience cette suite et je ne suis pas déçue! Merci mamy!
Je transmets le message à Mamy ;-).