Lettre à mon petit-fils : suite et fin… en attendant
On 22 juin 2023 by Marie
A mon cher petit-fils,
Merci pour ton coup de fil de l’autre soir et tes réactions sur l’histoire. Oui tu as parfaitement raison, une autre question se pose maintenant. Que va-t-il se passer quand les moissons seront finies ? Ont-elles pu amasser assez de grains pour passer l’hiver ?
D’ailleurs Ma-Gracieuse se pose aussi la question et ça la turlupine. Elle connaît bien la réalité de sa communauté et elle sait qu’au-delà des mois de moisson, elles seront à nouveau dans une situation d’extrême vulnérabilité. Femmes seules dans un monde qui ne fait pas de cadeau. Pour beaucoup d’habitants de Bethléem, Amie reste la Moabite et Ma-Gracieuse ressent toujours le poids de ces années passées de l’autre côté de la frontière. Elles sont et restent en marge de la communauté. Si on reconnaît leur courage dans les discussions au marché, et comme tu le remarquais au téléphone, pas sûre pour autant qu’elles auront à manger pendant les mois d’hiver où Amie ne pourra plus glaner. Que faire ?
Pendant les longues journées où Amie est au champ, Ma-Gracieuse réfléchit. Elle a bien remarqué que Force-en-Lui n’est pas partial face à Amie et qu’il l’a aidée au-delà de toute attente. Et s’il y avait un attachement ? Est-ce qu’une union entre Force-en-Lui et Amie ne serait pas bénéfique pour ces deux femmes ? Elle veut pourvoir aux besoins de sa belle-fille qui a montré tant d’amour envers elle. Elle pétrit le pain et pense. Elle réfléchit et cuit le pain. Que faire ?
Elle espère secrètement que Force-en-Lui se manifestera et proposera quelque chose. Mais … rien ! Et le temps passe. Oh elle en a marre. Elle a l’impression qu’elle passe sa vie à attendre. La fin de la moisson approche. Que faire ?
Ma-Gracieuse commence à les connaître ces deux-là. Si elle ne fait rien, rien ne se passera. Parfois il faut forcer les choses. Petit à petit, un plan se forme dans sa tête. C’est risqué, surtout pour Amie. Mais ça fait longtemps qu’elle a compris que parfois, il faut jouer le tout pour le tout.
Le plan de Ma-Gracieuse
C’est déjà la fin de la moisson et les hommes battent l’orge sur l’aire, pour séparer le grain de son enveloppe. C’est ce soir-là que Ma-Gracieuse prend Amie par la main et l’invite à s’asseoir à côté d’elle pendant que le pain cuit. Elle lui expose son plan. C’est risqué, elle le sait. Alors, elle se limite à expliquer l’essentiel. Amie n’est pas dupe, elle comprendra le reste.
– « Amie, ma chère fille. Tu as tant fait pour moi et je ne t’ai même pas remerciée. J’aimerai trouver une maison pour toi, un avenir. Je réfléchissais… Je ne sais pas si tu t’en souviens, mais Force-en-Lui, le propriétaire du champ où tu as travaillé cet été est un proche parent à nous. S’il y a quelqu’un qui peut nous aider, c’est bien lui. Et il nous a déjà témoigné de tellement de bonté. Ce soir, il sera à l’aire comme de coutume. Les hommes battront l’orge, mangeront et boiront pour fêter la fin de la récolte et puis ils dormiront là sur l’aire. Va te laver, parfume-toi et mets tes plus beaux habits. Ensuite va à l’aire. Attention, fais en sorte que personne ne te voit. Repère discrètement où notre proche parent se couche pour la nuit. Quand il est couché, suis-le, découvre ses pieds et couche-toi à ses pieds. Il te dira ce que tu devras faire. »
Si Amie trouve cela étrange, elle ne laisse rien transparaitre.
– « Je ferais tout ce que tu me demandes. »
Amie s’exécute
Et sans plus attendre, elle se lève, se prépare et part pour l’aire. Elle se fait aussi discrète que possible. C’est dangereux, une femme seule – étrangère de surcroit – sur l’aire à la tombée du jour. Mais Amie sait se rendre invisible. Les hommes ont bu et fait la fête. Ils ne voient pas cette ombre glisser derrière les ballots, suivant Force-en-Lui des yeux. Elle voit où il s’installe pour la nuit, un peu à l’écart de ses hommes. Lentement, elle se faufile. Doucement, elle parvient à la couche de Force-en-Lui. Il ne prend pas longtemps à s’endormir. De façon imperceptible, elle découvre ses pieds et se couche.
Au coeur de la nuit
Au milieu de la nuit, Force-en-Lui a froid, se retourne et pousse un petit cri. Il y a une forme là à ses pieds. Une femme ? Il n’en n’est pas tout à fait certain. Depuis combien de temps est-ce que cette personne est là ? Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Un million de questions l’assaille alors que le froid finit de le dégriser.
– « Qui es-tu ? »
– « Je suis Amie, ta servante. »
Et là, rassemblant son courage, Amie ose. Elle dévie un peu des instructions de sa belle-mère. Elle n’attend pas que Force-en-Lui lui dise quoi faire. Elle l’interpelle et reprends ses propres mots qu’il lui avait dit quelques mois auparavant, lors de leur première rencontre :
– « Etends ton manteau sur moi, car tu as droit de rachat. »
Force-en-Lui est tout à fait réveillé maintenant et dévisage cette femme qu’il n’a osé regardé que de loin ces derniers mois. Il voit son menton tremblant sous un regard perçant. Il y lit l’amour réciproque qu’Amie et Ma-Gracieuse se portent, cette volonté de trouver une solution pour la mettre à l’abri. Un doux sourire se dessine sur ses lèvres.
– « Que le Seigneur te bénisse, ma fille ! Cette preuve de fidélité que tu viens de montrer est encore plus grande que la précédente. En effet, tu n’es pas allée après les jeunes gens, riches ou pauvres. Et maintenant, ne crains rien ma fille ! Je ferai pour toi tout ce que tu me diras, car toute la population sait que tu es une femme de grande valeur. Il est exact que j’ai à ton égard la responsabilité du proche parent qui a le droit de rachat, mais il existe un homme dont le degré de parenté avec ta famille est plus proche que le mien. Passe ici la nuit ; attendons demain matin. Nous verrons s’il veut exercer son droit de rachat à ton égard. Si oui, qu’il le fasse. S’il ne le désire pas, je l’affirme : aussi vrai que le Seigneur est vivant, j’exercerai mon droit de rachat à ton égard. En attendant, reste couchée jusqu’au matin. » (NFC, Ruth 2 : 10-13)
Les épaules d’Amie se relâchent imperceptiblement. Elle sait au plus profond d’elle-même que Force-en-Lui va prendre les choses en main. Elle reste la nuit avec lui sur l’aire. Elle n’arrive pas à dormir, mais réfléchit à tout ce qui vient de se passer, ses paroles, son regard, sa bienveillance. Elle ne peut plus rien faire, si ce n’est attendre. Elle qui agit plus qu’elle ne parle doit maintenant attendre. Juste avant l’aurore, elle se lève. Elle ne veut pas être vue et reconnue sur l’aire. Force-en-Lui la renvoie chez sa belle-mère le foulard rempli d’orge. Tout comme lors de leur première rencontre, elle ne repart pas les mains vides.
Retour chez Ma-Gracieuse
A la vue de sa belle-fille et de ce qu’elle rapporte, Ma-Gracieuse comprend que Force-en-Lui ne se reposera pas tant qu’il n’aura pas résolu cette histoire. Fatiguées par cette nuit d’émotions, les deux femmes entrent chez elles et s’asseyent. Elles ont fait tout ce qui était en leur pouvoir. Maintenant, elles n’ont plus qu’à attendre.
Et toi aussi, mon cher petit-fils adoré, il te faudra encore attendre pour la suite. Patience, tout comme Ma-Gracieuse et Amie. Les réjouissances de cet été arriveront bientôt et nous nous reverrons en vrai !! N’hésite pas à transmettre l’histoire au reste de la famille.
Je me réjouis de te voir tout prochainement pour le mariage de Tatie Claudia !
Ta Mamy adorée qui t’aime tant
Vivement cet été et la suite!