Ruth 1 (4/5) : La croisée des chemins
On 27 mai 2021 by MarieMa-Gracieuse, Nuque et Amie sont sur le chemin entre Moab et Bethléem. Vous pouvez écouter l’audio ici :
Après une petite pause, la vieille dame reprend son récit.
« Le soleil n’est pas encore au zénith, mais la chaleur est déjà bien présente. L’air chaud leur brûle les yeux. Les bonnes brises de ce mois d’avril sont les bienvenues. Elles savent que c’est le moment ou jamais d’entreprendre ce long périple. Après, il fera vraiment trop chaud, ce sera trop tard. Ma-Gracieuse se remémore les différentes étapes du voyage qu’elle a parcouru en chemin inverse dix ans plus tôt. Traverser le pays de Moab, descendre vers la vallée du Jourdain, trouver le meilleur passage pour se rendre de l’autre côté de la rivière, là où elle est la plus étroite et où le courant est faible. Et puis entamer la dure ascension vers le plateau où enfin elle retrouvera ses paysages à elle, la terre promise d’Israël. Et puis continuer le chemin pour arriver enfin vers Bethléem. Ah Bethléem ! Environ 80 km à parcourir. Elle estime qu’elles devraient être là dans 6 à 7 jours. Mais elles sont fatiguées et le poids des morts alourdit leur marche. Elle le sent. La route ne sera pas facile. Déjà leurs pieds sont douloureux, blessés par les cloches. Leurs vêtements poussiéreux leur collent à la peau.
« Elles s’arrêtent régulièrement pour s’hydrater grâce aux outres qu’elles ont emmenées. Les auberges sur le chemin leur procurent de l’eau fraiche et un peu de repos à l’ombre des oliviers, le temps de reprendre quelques forces. Les voyageurs, commerçants et autres qu’elles rencontrent sur cette route les dévisagent curieusement. Trois femmes seules, c’est louche. Mais devant leurs visages fermés et décidés, peu osent les interpeller. Et puis de toute façon, on ne parle pas aux femmes.
« Un peu avant de quitter Moab, Ma-Gracieuse s’arrête. Nuque et Amie, perdues dans leurs propres pensées font quelques pas de plus avant de se retourner. Que fait donc Ma-Gracieuse ? Fait-elle un malaise ?
« Là, à la croisée des chemins entre Moab et Israël, Ma-Gracieuse prend la parole, elle qui n’a pas parlé depuis qu’elles ont quitté la ville. Elle inspire un bon coup, semble hésiter un moment puis rassemble ses forces. Après tout, elle a bien réfléchi à la situation. Elle n’a pas le droit de leur imposer sa vie de misère. Il faut le leur dire. La gorge nouée et les yeux humides, elle se lance :
– ‘Allez, mes filles, retournez dans la maison de vos mères. Vous avez toujours été présentes pour ma famille et moi. Vous avez fait preuve d’une bonté sans faille et d’une grande fidélité envers moi et… sa voix vacille, mes fils. Que le Seigneur agisse envers vous avec cette même fidélité. Et qu’il vous donne l’occasion de trouver un mari qui pourra vous offrir le futur et la protection que je ne peux pas vous offrir.’
« Sur ces paroles et peut-être pour cacher l’émotion qui monte en elle, elle les embrasse vivement. Nuque et Amie, qui ne s’y attendaient pas, fondent en larmes et pleurent à grand bruit. Un peu plus loin, un serpent traverse le chemin, forcément insensible au drame qui se déroule à côté de lui. Reprenant un peu leurs esprits, elles lui répondent avec insistance :
– ‘Non ! Hors de question ! C’est avec toi que nous retournerons vers ton peuple !’
« Ma-Gracieuse hoche la tête, un sourire amer au bout des lèvres.
– ‘Retournez mes filles. C’est tout réfléchi. Ça n’a pas de sens de venir avec moi. Regardez-moi, je suis vieille. Je n’ai pas de fils dans mon ventre qui pourrait vous épouser. Retournez mes filles, allez ! Oui, je suis bien trop âgée pour appartenir à un homme. Et même si ce n’était pas vrai, imaginez seulement un instant que j’appartienne ce soir à un homme et que je donnais à nouveau vie à des fils. Vous n’allez quand même pas attendre qu’ils grandissent pour les marier !! Non, je vous le répète, ça n’a pas de sens pour vous de rester avec moi. C’est ridicule ! Allez, je vous délie de vos obligations envers moi et ma famille. Retournez dans la maison de vos mères. Il n’y a pas d’homme, pas de mariage, pas de statut, pas de vie pour vous là où je vais. Mais pour moi, l’amertume est extrême, bien plus que pour vous ; c’est contre moi que le Seigneur se déchaine. La colère du Seigneur est contre moi.’
« A nouveau, Nuque et Amie fondent en larmes en entendant ces paroles et pleurent à grand bruit. Elles osent à peine se regarder face à ce retournement de situation.
– « Mais Maman, pourquoi est-ce que Ma-Gracieuse veut à ce point qu’elles partent. Après tout elle aura besoin de compagnie et la route est longue, non ? » demande une grande femme brune installée les bras autour des genoux dans le fauteuil rouge.
– « Ah pourquoi, ma fille ? En voilà une bonne question ! » répond la vieille dame, un petit sourire au coin des lèvres. « Je me la suis souvent posée. Certains jours, j’ai tendance à croire qu’elle est un peu honteuse de ses belles-filles. Après tout, les Moabites n’ont pas bonne réputation en Israël, elles sont associées à l’inceste et à l’idolâtrie. Alors peut-être craint-elle pas revenir avec elles. Elle a peut-être honte de ce qu’elles représentent, de son échec et celui de sa famille ? Et puis d’autres jours, je me dis qu’elle veut juste être seule, seule dans sa douleur, dans son deuil. C’est une réaction normale, après tout. C’est vrai que Nuque et Amie ont aussi perdu un mari, mais Ma-Gracieuse semble penser que sa douleur à elle est plus profonde. Et puis tout simplement, la vue de ses belles-filles lui rappelle peut-être encore davantage sa propre perte. Qui sait ? D’autres jours encore, je me dis que malgré tout cela, elle a peut-être juste à coeur l’avenir de ses belles-filles et ne l’imagine pas avec elle. Dur de savoir. Mais revenons-en à notre histoire si tu le veux bien. Il commence à se faire tard. Tu veux bien allumer la lampe sur la table, stp ? Merci !
« Donc, notre route rocailleuse… où en étais-je ? Ah oui, après de nouvelles effusions de larmes, Nuque embrasse sa belle-mère avec toute son affection et lentement, la gorge serrée, fait demi-tour. Elle lui tourne le dos ou plutôt la nuque, devrais-je dire… Nuque s’éloigne, seule. Je ne sais pas si elle regarde en arrière. Je l’imagine attendre un peu plus loin, pour voir si Amie la rejoindra. Nuque obéit à sa belle-mère et rebrousse chemin. Je me suis toujours demandé quel accueil lui a été réservé dans sa famille d’origine ? Je ne sais pas…
« La voyant disparaître à l’horizon, Ma-Gracieuse se tourne vers Amie et l’enjoint à partir elle aussi. Est-ce qu’à ce moment-là, elle se rappelle une situation particulière de la famille d’origine d’Amie ? En tout cas, elle insiste maintenant sur sa religion d’origine et ses dieux.
– ‘Regarde,’ dit-elle, ‘comme ta belle-sœur m’a comprise et écoutée. Elle est retournée vers son peuple et ses dieux. Suis-là, fais de même.’
« Mais rien n’y fait. Amie est une vraie tête de mule. Elle ne bouge pas d’un iota, mais prend la parole avec force et conviction :
- 'Ne me presse pas de t'abandonner, de retourner loin de toi ; car où tu iras j'irai, et où tu passeras la nuit je la passerai; ton peuple sera mon peuple et ton dieu mon dieu; où tu mourras je mourrai, et là je serai enterrée. Le Seigneur me fasse ainsi et plus encore si ce n'est pas la mort qui nous sépare!'
« Les deux femmes se regardent. De son regard perçant, Ma-Gracieuse scrute Amie. Pourra-t-elle la faire changer d’avis ? Elle voit bien qu’Amie a compris à quoi elle s’engageait, en partie du moins, ce n’est pas une naïve et elle a la tête sur les épaules, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais tout de même… Ah, Amie n’est pas bête, elle sait comment répondre. Quand elle lui demandait de ‘retourner’, Amie s’engage à ‘aller’. A aller et à partager toute son existence, et même plus. Elle a même dit qu’elle sera enterrée là où sa belle-mère le sera, qu’elle restera là en Israël jusqu’à sa propre mort. Sa décision d’aller vers son peuple, c’est une décision à vie et Ma-Gracieuse voit bien la détermination dans les yeux fatigués d’Amie. Elle tourne le dos à la terre de ses ancêtres, aux dieux de sa jeunesse. Quel risque ! Elle prend même le Dieu de Ma-Gracieuse à témoin. Rien, non rien ne la séparera de sa belle-mère. Dans un sens, elle fait un peu penser à Abraham, se dit Ma-Gracieuse. Qu’ajouter à tout cela ? Elle est à court d’idée. Elle n’avait pas prévu cette résistance à son plan si bien conçu.
« Amie, qui, elle aussi, fixe sa belle-mère, n’arrive pas déchiffrer l’expression dans les yeux de Ma-Gracieuse. Elle a l’air abattu, semble affligée, sans ressource et sans espoir. Amie se dit que Ma-Gracieuse a l’air insensible à sa propre souffrance. C’est comme si sa belle-mère n’avait rien entendu, rien compris de ce qu’elle venait de lui annoncer. Mais elle n’ajoute plus rien. Tout a été dit !
« Ma-Gracieuse la dévisage une dernière fois, ouvre la bouche pour parler, se ressaisit et cesse de lui parler. Sous ce soleil chaud et sur ce chemin incertain, d’un commun accord, elles réajustent leurs tuniques, ramassent leurs sacs et reprennent la route en silence. Des choix ont été faits, elles n’en connaissent pas les conséquences. Là, elles marchent, à deux, côte à côte. Le chemin est encore long. Moab est derrière elles, la longue et difficile ascension vers le plateau de Bethléem devant elles. Leur destin est maintenant lié, qu’elles le veuillent ou non. »
A suivre…
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