Ruth aux champs (3/3) : Ruth en danger ?
On 26 mai 2022 by MarieEn sortant du temple, la tête résonnant encore des ces interprétations diverses, je prends une route à gauche. Un peu plus loin sur ce chemin se trouve une maison biscornue, à peine visible. Une enseigne un peu vieillotte pend de la façade. Une femme d’un certain âge aux longs cheveux blancs sort et m’interpelle.
– « Entrez, venez boire un verre ! Venez ici que je vous en raconte une bonne sur ce passage de Ruth. Oui oui je sais bien que vous menez votre petite enquête, Georges vient de passer… Il y a justement une petite anecdote dont nous étions en train de parler et que je voudrais vous partager sur ce deuxième chapitre. Oh je ne dis pas que nous avons la vérité, mais j’aimerais bien entendre votre avis sur ce passage ! Allez, rentrez. Qu’est-ce que je vous sers ? »
Je rentre donc et me retrouve en compagnie de plusieurs femmes discutant vivement et joyeusement entre elles autour d’une grande table ronde.
Je m’installe et la première femme me sert à boire :
– « Bon, je vous explique. Nous étions en train de discuter de la question des serviteurs/servantes aux champs avec qui Ruth est invitée à travailler. »
– « Pourquoi, il y a un problème ? »
– « Un problème ? Je ne sais pas, ça dépend ce que l’on entend par problème », sourit-elle mystérieusement. « Disons qu’il y a quelques zones d’ombres dans le texte qui ouvrent à diverses interprétations et nous échangions sur nos pensées respectives. »
– « Pour résumer, voici notre point de départ. » coupe une grande dame à ma droite « Quand Booz s’adresse à Ruth au verset 8 du deuxième chapitre, il lui dit de rester glaner dans son champ (plutôt qu’ailleurs) et de travailler avec ses ‘servantes’. Plus tard, quand Ruth retourne chez Noémi, elle lui raconte sa journée et ajoute à la fin : « Il m’a même dit : ‘Travaille avec mes serviteurs jusqu’à la fin de la récolte de tous mes champs.’ » (2:21). Ce à quoi Noémi répond : « Très bien, ma fille, continue de travailler avec les servantes de Booz. Si tu allais dans le champ de quelqu’un d’autre, tu risquerais d’être maltraitée » (2:22). La question que l’on se pose est pourquoi ce changement entre servantes (chez Booz et Noémi) et serviteurs (chez Ruth) ? Et qu’est-ce que ça veut dire ? »
– « Est-ce que cela pourrait juste être un problème de langue ? Ruth qui ne parle pas bien l’hébreu ? », je suggère.
– « Oui bien sûr, ça pourrait être une option, qui mettrait en avant quelques difficultés langagières que Ruth pourrait avoir, elle n’aurait peut-être pas perçu les nuances dans la prononciation entre ces deux termes assez proches… »1
– « Ou elle généralise peut-être les propos de Booz2, et englobe ainsi tous les ouvriers dans le champ de Booz ? »
– « C’est quand même un peu facile, ça non ? Le texte est plutôt concis, qu’est-ce que ça apporte de plus à la compréhension du texte ? »
– « Tu proposes quoi, alors ? »
– « Oh je n’ai pas de réponse claire et nette, mais la suggestion de Fewell et Gunn m’interpelle et me donne à voir une autre Ruth… Pour eux, la remarque de Ruth est espiègle et va forcer Noémi à admettre qu’il peut y avoir des dangers pour Ruth, une étrangère, dans les champs. Alors qu’elle a laconiquement accepté que Ruth parte glaner sans même la prévenir des dangers potentiels, ici la réponse de Noémi montre qu’elle en était consciente et qu’elle tient finalement à sa belle-fille.3 Et puis en hébreu, le mot n’est pas ‘travailler’ comme dans la version que l’on vient de lire, mais plutôt ‘s’attacher à’. ‘S’attacher à des jeunes hommes’ laisse entendre une ambiguïté qui dépasse le cadre du travail aux champs. Est-ce que Ruth serait prête à quitter Noémi pour ‘s’attacher à un jeune homme’ ? Est-ce que Noémi se rend alors compte de ce qu’elle pourrait perdre ? Pour Sonnet, Ruth pourrait ici trahir son désir profond,4 alors que Fewell et Gunn y voient surtout une pique de Ruth pour forcer Noémi à la voir et à la reconnaître.5 »
– « Mais alors cette notion de s’attacher à un jeune homme est importante et revient après, non, quand Booz lui dit sur l’aire qu’elle n’est pas allée vers des jeunes hommes, pauvres ou riches (3:10). Il y avait donc un risque, non ? »
– « Bien sûr ! D’ailleurs Sonnet explique que le lecteur peut voir dans ce deuxième chapitre le scénario biblique de « la rencontre de la future fiancée autour du puits », ce qui envoie des signaux d’alarmes au lecteur averti.6 »
– « Euh là tu me perds, je ne suis pas si avertie que cela… Rappelle-nous un peu de quoi il s’agit. »
– « En fait c’est une scène type que l’on retrouve dans plusieurs récits bibliques (Gn 24 Rebecca et Isaac ; Gn 29 Jacob et Rachel ; Ex 2 Moïse et Tsippora) et que Robert Alter a décrite en détail. Dans cette scène, il y a plusieurs actions qui se produisent. Voici le résumé qu’en fait Sonnet :
« (a) Le jeune héros à l’aube de sa carrière se rend en terre étrangère ; (b) Auprès d’un puits, il rencontre une ou plusieurs jeunes filles […] ; c) L’un des personnages, masculin ou féminin, puise de l’eau au bénéfice de l’autre (ou des autres), ou pour abreuver les troupeaux ; (d) la jeune fille (elles peuvent être plusieurs) ‘court’ ou ‘se hâte » pour annoncer à la famille la visite de l’étranger ; (e) Ce dernier est accueilli dans la famille, généralement pour partager un repas, et l’affaire se conclut par les fiançailles entre l’étranger et la jeune élue.7 »
A ces scènes types, Alter estime qu’il y a d’autres récits, comme celui de Ruth qui y fait allusion. Mais dans le cas de Ruth, il y a un retournement complet de la situation tant au niveau sexuel que géographique. C’est Ruth qui est l’héroïne et le ‘sol étranger’ est Israël. Ce sont alors les jeunes hommes qui prennent le rôle des femmes qui puisent au puits. En ayant ces autres récits types en tête, on pourrait s’attendre à ce que Ruth trouve un mari parmi ces jeunes hommes…8 Mais Booz alors ? »
– « Ce qui n’est pas évident, c’est que l’on est tellement familiers avec ce récit et que l’on sait pertinemment bien que l’histoire se joue entre Booz et Ruth qu’on oublierait presque de voir ce qui se trame en arrière-plan. Et puis Ruth glane pendant des mois dans les champs… C’est vrai que ça lui donne de nombreuses occasions de se tourner vers un homme plus jeune (que Booz). »
– « Oui la situation est risquée. Pour Booz, qui semble avoir un intérêt pour Ruth, tout au moins un désir de la protéger de molestations ou d’agressions éventuelles dans les champs et pour Ruth qui pourrait aussi ‘s’attacher à un jeune homme’. A la fin du deuxième chapitre, il y a donc une tension et en tant que lecteur, on peut se demander où tout cela va nous mener. Surtout depuis que l’on a entendu de la voix de Noémi que Booz est un proche parent qui peut exercer un droit de rachat… »
– « Suite au prochain numéro… Quelle histoire ! Que de rebondissements !! »
– « Désolée, je dois y aller. Merci pour ce verre » dis-je en le déposant près de l’évier, « et pour cette conversation stimulante. Je n’avais pas encore réfléchi à tout cela… A très bientôt »
Ce deuxième chapitre me semblait à priori si peu intéressant… Et pourtant quel voyage j’ai parcouru dans ce village imaginaire.
Références
- Jean-Pierre Sonnet, A l’ombre de ses ailes, le livre de Ruth, une lecture narrative. Le livre et le rouleau, 56. Eds. Didier Luciani et Jean-Pierre Sonnet, (Bruxelles : Editions Jésuites, 2021) p.109.
- Jean-Pierre Sonnet, A l’ombre de ses ailes. p.109.
- Danna Nolan Fewell & David Miller Gunn, Compromising Redemption : Relating Characters in the Book of Ruth. (Eugene:Oregon, Wipf & Stock) 1990, pp.39, 45, 99
- Jean-Pierre Sonnet, A l’ombre de ses ailes. p.109.
- Danna Nolan Fewell & David Miller Gunn, Compromising Redemption. p.99)
- Jean-Pierre Sonnet, A l’ombre de ses ailes. p.95.
- Jean-Pierre Sonnet, A l’ombre de ses ailes. p.95.
- Jean-Pierre Sonnet, A l’ombre de ses ailes. pp.95-96.
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