A la découverte d’Etty Hillesum
On 15 septembre 2022 by MarieEtty Hillesum… la première fois que j’ai entendu parler d’elle, c’était il y a plus de dix ans alors que je préparais ma thèse de doctorat en littérature anglaise. Je travaillais sur les notions de spiritualité, religion, Dieu,… et quelqu’un m’avait fortement conseillé de lire les journaux d’Etty Hillesum. A l’époque, j’y avais jeté un rapide coup d’oeil, mais l’avais mis de côté pour de multiples raisons.
Depuis, ce nom a continué de surgir subtilement au fil de mes lectures, au gré de mes conversations. Un nom qui m’est devenu familier sans que pour autant je prenne le temps de m’y plonger.
Il a fallu un ultime message d’une amie il y a quelques mois pour que je me décide. Elle lisait Une vie bouleversée et pensait à moi, me demandant si je l’avais lu… Ça faisait trop de clins d’oeil de part et d’autre. J’ai donc décidé d’emprunter le livre Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork.1
Etty Hillesum m’a accompagnée cet été et m’a chamboulée de par ses pensées, son honnêteté, son courage et sa vie.
Mais qui était donc Etty Hillesum ?
Esther (Etty) Hillesum était une jeune juive hollandaise morte à 29 ans à Auschwitz. Née en 1914 dans une famille dysfonctionnelle plutôt chaotique, elle est l’ainée et a deux frères, Jaap et Mischa. Son père venait d’une famille hollandaise juive bourgeoise, mais n’était pas lui-même pratiquant. Il était docteur en lettres classiques et se sentait le plus à son aise au milieu de ses livres. Sa mère venait de Russie et avait fuit les pogroms jusqu’à Amsterdam où elle avait rencontré son mari. Autant le père était en retrait, autant la mère d’Etty était émotionnelle, bruyante, passionnée, certains diraient même hystérique.
Les trois enfants étaient très doués, chacun dans leur domaine. D’après les écrits d’Etty et les témoignages d’amis de la famille, il en ressort que les enfants étaient un peu laissés à eux-mêmes, peu pris en charge et que la maison familiale était un lieu bien souvent conflictuel. A l’âge adulte, Etty semble être émotionnellement submergée avec un caractère passionné et une grande curiosité et capacité intellectuelle. Elle étudie le droit à Amsterdam et entame des études de littérature slave à Leiden. Elle change régulièrement de logements avant de s’installer en 1937 dans la maison d’Hans Wegerif, un comptable veuf qui deviendra son amant. Etty s’occupe de la maison où d’autres étudiants internationaux vivent. Elle étudie la littérature, se plonge dans les écrits de Dostoïevski, ainsi que de Rilke, qu’elle mentionne énormément dans son journal. Elle enseigne le russe et travaille comme secrétaire pour différentes personnes.
A partir de mars 1941, elle tient un journal intime qui ne sera publié que dans les années 80 et qui retrace son cheminement intérieur au coeur de la période trouble de la seconde guerre mondiale. Au début de ses écrits, elle mène une vie chaotique où elle semble être désorientée, souvent submergée et menant une vie sexuelle débridée. Sous l’impulsion de Julius Spier (1887-1942, psychochirologue et disciple de Carl-Gustav Jung) qu’elle vient de rencontrer et avec qui elle va construire une relation complexe mais porteuse, elle commence à tenir un journal intime.
La lecture de son journal nous donne à voir la transformation intérieure qui a lieu au cours des mois qui suivent. A la fin, alors que la situation extérieure s’est aggravée, que l’étau s’est resserré autour d’elle et des autres juifs, elle est devenue aux dires de ceux qui l’ont côtoyée et à la lecture de ses écrits une personne lumineuse, une présence rayonnante. Si la première partie peut soulever des questions et laisser le lecteur perplexe de part la vie que mène Etty et de part cette thérapie et relation étrange qui se tisse avec Spier, c’est réellement dans la lecture de ce parcours que se dégage un récit porteur d’espoir.
Alors qu’on la suit dans son cheminement intérieur, on voit émerger une autre personne. Face à la terreur du régime nazi, elle trouve réconfort et protection en elle-même. En dehors du contexte d’une religion institutionnelle (même si inspirée par des écrits issus du judaïsme et du christianisme), Etty découvre un Dieu vulnérable en lequel elle se repose.
« Prière du dimanche matin. Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entrainement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. »
Etty Hillesum, Une vie bouleversée, p.175.
Son cheminement spirituel et sa transformation intérieure auront des conséquences très concrètes. Elle se refuse d’haïr et on peut lire dans ses écrits à quel point elle cherche en permanence à trouver le côté humain, même dans le plus cruel de ses interlocuteurs. Elle refuse également de se cacher alors qu’elle aurait pu et accepte ainsi de partager le sort de la plupart des juifs. Pour elle cela fait partie de sa vocation ; utiliser ses capacités pour s’occuper des plus faibles mais aussi pour rapporter ce qui se passe dans le camp de Westerbork. Par ailleurs, elle ne veut pas céder à la peur. Comme le dit Patrick Woodhouse, ses décisions l’amènent à donner sa vie et à la perdre. Et pourtant, de façon paradoxale, la vie d’Etty Hillesum et ses écrits représentent un triomphe sur l’holocauste malgré sa mort.
Si vous comprenez l’anglais, je ne peux que vous conseiller d’écouter cette conférence de Patrick Woodhouse, auteur de A life transformed, où il présente Etty, sa vie, son œuvre et sa spiritualité.
Alors que je pensais être troublée par les conditions de vie décrites, les horreurs de la Shoah, ce n’est finalement pas ce qui m’a le plus interpellée (même si j’ai été horrifiée par ces horreurs). Ce qui m’a le plus surpris, c’est la manière dont Etty Hillesum a vécu cette époque, avec luminosité et honnêteté, détachement et engagement.
De cette première lecture (qui reste donc à approfondir), j’en retire trois éléments que je souhaite vous partager ici :
1) Sa réflexion sur l’écriture de manière générale
Etty porte en elle ce désir d’écrire. Elle se cherche en tant qu’écrivaine et sent une écriture en devenir.
Elle lit, traduit, s’inspire de grands auteurs. Les Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke, notamment, l’accompagnent dans cette réflexion. Ses réflexions sur le processus de création, sur la recherche de la meilleure forme pour écrire est intéressante. Petit à petit, on perçoit ce désir de rapporter ce qui se passe, de trouver les mots justes pour décrire ce qui arrive à ceux à qui on enlève tout. Après la guerre, quand le monde devra se reconstruire, il faudra écrire, raconter ce qui s’est passé…
Travaillant pour le conseil juif au camp transit de Westerbork, elle tient une correspondance avec des amis en dehors du camp. Deux de ses lettres, particulièrement longues seront utilisées par la résistance hollandaise. Dans l’une, elle y décrit les conditions de vie et l’organisation du camp. Dans la seconde, elle raconte une de ces nuits où le train doit partir vers la Pologne et où certains juifs sont sélectionnés (et avertis la nuit précédant le départ) pour effectuer ce voyage qui les mènera vers une mort quasi assurée. Ces lettres sont poignantes, réalistes, tragiques. On y perçoit ce désir de témoigner de l’enfer que son peuple et elle vivent. Elle le fait avec une grande sensibilité, une attention aux détails, mais aussi une réflexion sur ce qu’elle est en train de faire comme en témoigne cet extrait du début de la lettre du 24 août 1943 :
« Après une nuit comme celle-ci, j’ai pensé un moment en toute sincérité que ce serait pécher que de rire encore. Mais, un peu plus tard, j’ai fait réflexion que certains étaient partis en riant – encore que cette fois, bien peu. […] Quand je pense aux visages des soldats en uniforme vert de l’escorte armée, mon Dieu, ces visages ! […] Jamais rien ne m’a tant épouvantée que ces visages. Je me suis posée des questions sur cette parole qui est le fil directeur de ma vie : ‘Et Dieu créa l’homme à son image.’ Oui, cette parole a connu chez moi une matinée difficile.
Que ni les mots ni les images ne suffisent à décrire des nuits comme celle-ci, je vous l’ai dit bien souvent. Pourtant il me faut essayer de vous en faire un compte rendu : on se sent en permanence les yeux et les oreilles d’un pan de l’Histoire juive, on éprouve parfois le besoin d’être une petite voix.»
Etty Hillesum, Lettre du mardi 24 août 1943, p.323.
Et un peu plus loin dans cette même lettre :
« Le monde extérieur, lorsqu’il pense à nous, imagine peut-être une masse souffrante de juifs, incolore et indifférenciée ; il ne sait rien des fossés, des abîmes, des nuances qui séparent les individus et les groupes, et ne serait peut-être même pas capable de les comprendre. » p.337.
Etty Hillesum, Lettre du mardi 24 août 1943, p.337.
2) Chacun son destin
A plusieurs reprises, elle parle de la notion d’assumer son ‘destin’, de supporter les épreuves qui sont les siennes, mais non celles des autres. Alors qu’elle veut aider son prochain, elle doit aussi se détacher de leur souffrance pour ne pas s’y engloutir. Elle lutte avec cette tension entre distanciation et rapprochement. Un passage marquant se trouve dans sa lettre du 10 juillet 1943. Elle parle d’une séparation qui doit avoir lieu avec un ami, sur la liste pour être déporté :2
« Chacun était capable d’assumer son destin. Or c’est cela qui est désespérant ici : incapables d’assumer leur sort, les gens s’en déchargent sur les épaules d’autrui. Et c’est sous ce poids-là qu’on risque de succomber, sûrement pas celui de son propre destin. Je me sens de force à affronter le mien, mais pas celui de mes parents. »
Etty Hillesum, Lettre du 10 juillet 1943, p.300.
3) Importance de la vie intérieure : joie et espoir malgré tout
« En moi un immense silence, qui ne cesse de croitre. Tout autour, un flux de paroles qui vous épuisent parce qu’elles n’expriment rien. »
Etty Hillesum, Une vie bouleversée, p.192.
Son journal est un rappel que notre vie intérieure est à cultiver pour qu’il reste quelque chose quand nous nous retrouvons seuls. Dans son journal et dans ses lettres, elle décrit ses contemporains et s’interroge : quand l’homme est dépouillé de tout ce qui constitue son identité extérieure, que lui reste-t-il ? Elle se rattache à sa vie intérieure comme à une bouée de secours. Le régime nazi peut lui retirer tout ce qu’elle possède, supprimer tous ses droits (comme la possibilité d’acheter des fruits et légumes, de se déplacer en transports en commun ou à vélo ou encore de se promener dans un parc), la meurtrir ou l’humilier, mais ils ne peuvent lui prendre ce qu’elle possède en elle. Son intériorité, son âme lui appartient et ce qui importe par-dessus tout c’est de conserver ce morceau d’elle-même.
« Vendredi matin. Une fois c’est un Hitler, une autre fois Ivan le Terrible par exemple, une fois c’est la résignation, une autre fois les guerres, la peste, les tremblements de terre, la famine. Les instruments de la souffrance importent peu, ce qui compte c’est la façon de porter, de supporter, d’assumer une souffrance consubstantielle à la vie et de conserver intact à travers les épreuves un petit morceau de son âme. »
Etty Hillesum, Une vie bouleversée, p.167.
Toujours et à chaque fois de manière renouvelée, elle se raccroche à quelque chose, au ciel et aux nuages, et se dit que même derrière les barreaux, elle pourra peut-être entrapercevoir un morceau de ciel. Son expérience intérieure est bien souvent en dissonance avec ce qu’elle perçoit autour d’elle :
« Beaucoup, ici, sentent dépérir leur amour du prochain parce qu’il n’est pas nourri de l’extérieur. Les gens, ici, ne vous donnent pas tellement l’occasion de les aimer, dit-on. […] Mais, pour ma part, je ne cesse de faire cette expérience intérieure : il n’existe aucun lien de causalité entre le comportement des gens et l’amour que l’on éprouve pour eux. L’amour du prochain est comme une prière élémentaire qui vous aide à vivre. […] Ah ! Maria, il règne ici une certaine pénurie d’amour et, moi, je m’en sens si étonnamment riche : je serais bien en peine de l’expliquer aux autres. »
Etty Hillesum, Lettre du 8 août 1943, pp.308-309.
Conclusion
Etty Hillesum a vécu et est morte il y a plus de 80 ans dans des conditions bien différentes de nos vies actuelles. J’ai pourtant été touchée par son honnêteté et sa démarche intérieure pour mieux vivre dans ses circonstances à elle. Sa vie intérieure et son regard extérieur laisse place à un grand amour pour la vie, pour les autres et est porteur d’espoir. Je vous laisse avec ses mots :
« 3 juillet 1942. Ah, nous avons tout cela en nous : Dieu, le ciel, l’enfer, la terre, la vie, la mort et les siècles, tant de siècles. Les circonstances extérieures forment un décor et une action changeants. Mais nous portons tout en nous et les circonstances ne jouent jamais un rôle déterminant : il y aura toujours des situations bonnes ou mauvaises à accepter comme un fait accompli – ce qui n’empêche personne de consacrer sa vie à améliorer les mauvaises. Mais il faut connaître les motifs de la lutte qu’on mène, et commencer par se réformer soi-même, et recommencer chaque jour. »
Etty Hillesum, Une vie bouleversée, p.145.
« Tout m’est connu, aucune info nouvelle ne m’angoisse plus. D’une façon ou d’une autre, je sais déjà tout. Et pourtant je trouve cette vie belle et riche. A chaque instant. »
Etty Hillesum, Une vie bouleversée, 29 juin 1942, pp.139-140.
Références
- Etty Hillesum, Une vie bouleversée, journal 1941-1943 suivi des Lettres de Westerbork, trad. Philippe Noble. Paris : Seuil, 1995. (ce livre reprend une sélection de son journal. Il existe une autre version comprenant l’entièreté des 10 ou 11 carnets qui nous sont parvenus, mais je n’ai pas lu cette version-là).
- Ces paroles m’ont rappelé une méditation de Paul Evdokimov, à propos de Marc 8 : 31-38 où il rappelle que chacun est appelé à porter sa croix : « La tentation est grande de crier à l’injustice, de dire que Dieu nous en demande trop, que notre croix est plus lourde que celle des autres. Une vieille histoire raconte la révolte pareille d’un homme simple et sincère. L’ange le conduit alors vers un tas de croix de différentes tailles et lui propose d’en choisir une ; l’homme trouve la plus légère, mais il s’aperçoit aussitôt que justement c’était la sienne ! L’homme n’est jamais tenté au-delà de ses forces. Dieu nous guette à cet instant décisif. Il attend de notre foi un acte viril, la pleine et consciente acceptation de notre destin ; il nous demande de l’assumer librement. Personne ne peut le faire à notre place, pas même Dieu. La croix est faite de nos faiblesses et de nos défaillances, elle est construite par nos élans essoufflés et surtout par nos ténèbres profondes où remue la sourde résistance et croupit l’inavouable et complice laideur, bref, par toute la complicité qui est à ce moment précis, le moi authentique. »
Merci Marie ! Ça donne envie de la lire et effectivement sa démarche porte à réflexion !
Chère Marie,
Je n’ai pas eu l’occasion de te dire combien j’avais aimé cette pépite !
J’ai lu plus d’une fois ton article et j’ai écouté la conférence malgré mes lacunes en anglais pour bien » m’imprégner » de l’histoire de la vie de Etty Hillesum .
Je lirai certainement le livre de cette destinée incroyable.
Merci pour les extraits choisis .
T.