Une histoire d’amour passionnelle et passionnante : L’esclave d’Isaac Bashevis Singer
On 2 février 2023 by MarieJ’aime lire.
J’aime les livres qui me transportent le temps d’un instant dans un autre monde.
J’aime les livres qui me font rire et ceux qui me font pleurer.
J’aime les livres qui me divertissent et ceux qui me font réfléchir.
Des livres jeunesse, des romans graphiques, des articles scientifiques, le journal, des romans, des Bds, des mangas parfois, bref tout ce qui me tombe sous la main.
Il y a les livres que je lis et que j’apprécie le temps de la lecture. Il y a les livres que je n’arrive pas à finir et ceux qui restent sur ma table de nuit attendant un moment plus propice. Et puis, il y a les livres qui tout d’un coup m’envoûtent, qui exercent sur moi une telle fascination que je sais avant même de les avoir terminés que je les relirai, que je chercherais à mieux comprendre ce qui m’échappe, à découvrir l’auteur, son œuvre, bref, j’analyserai ce livre.
Il y a quelques années déjà, la lecture en anglais de L’esclave d’Isaac Bashevis Singer avait eu cet effet sur moi. Dans le cadre de mes recherches sur le livre de Ruth, je savais que je voulais le relire et le travailler. Cet hiver, l’occasion s’est présentée de le relire, en français cette fois. Cette deuxième (ou était-ce la troisième?) lecture a été encore plus enrichissante que je ne le pressentais avec toujours ce sentiment d’être devant une œuvre qui me bouleverse, me travaille, m’émerveille.
Aujourd’hui, je voudrais vous présenter (sommairement) cet auteur et ce roman.
Isaac Bashevis Singer
Né en Pologne près de Varsovie en 1903, Isaac Bashevis Singer a émigré aux USA en 1935, suivant son frère écrivain installé en Amérique et est mort en 1991, âgé de 87 ans. Il reçu le prix Nobel de littérature pour son œuvre en 1978.
Fils d’un rabbin hassidique, Isaac Bashevis Singer décrit dans ses récits cette judaïcité d’Europe de l’Est, maintenant disparue. D’abord journaliste, il est ensuite encouragé par son frère à écrire de la fiction, lui aussi. La plupart de ses nouvelles et romans sont d’abord écrits en Yiddish (il supervise les traductions anglaises) dans un journal. Le Yiddish, langue en voie de disparition de son vivant est la langue qui pour lui, permet le plus d’exprimer le monde de son enfance, mais également qui donne place aux fantômes, aux spectres, aux démons des contes et légendes, du folklore qui nourrit son œuvre.
Si le monde qu’il décrit est en premier lieu un univers juif, on est frappé par l’humanité de ces récits qui peuvent ainsi parler aux juifs et aux non-juifs.
Si cela vous intéresse, cette vieille émission en anglais (la qualité du son n’est pas optimale) permet de découvrir un peu plus l’homme (du reste très drôle et très humble) derrière l’écrivain et quelques aspects de sa vie qui peuvent éclairer un peu son œuvre.
L’esclave : synopsis
L’action du livre est campée dans la Pologne du 17ème siècle, un pays ravagé par de nombreuses guerres. Le soulèvement des Cosaques contre la noblesse polonaise sème la terreur. En 1648-1649, les massacres de Chmielnicki (du nom du chef des Cosaques) font énormément de victimes parmi la population juive, torturée et martyrisée, laissant désolation et misère dans le pays. Suite à ces massacres sanglants, la famille de Jacob est décimée. Seul survivant, il est vendu comme esclave à un paysan dans un village de montagne loin de sa ville natale. Quatre ans durant, loin de sa communauté, Jacob tente de demeurer fidèle à la foi de ses ancêtres et aux prescriptions juives. Seul à s’occuper du bétail dans la montagne, il médite sur sa situation et les desseins de Dieu.
Wanda, la fille de son propriétaire, s’éprend de Jacob. Jacob résiste et refuse. Sa foi et les lois du pays sont un frein à cette relation. Mais finalement la passion entre Jacob et Wanda est la plus forte. C’est le début d’une histoire d’amour passionnée et interdite, avec des implications qui dépassent les personnages.
Rachetés par les siens peu après, Jacob retourne à sa ville d’origine où il s’adapte difficilement. Croyant Wanda enceinte, Jacob revient la chercher et ils s’enfuient ensemble pour vivre cet amour interdit dans un village juif retiré. Etant donné que le Yiddish hésitant de Wanda pourrait les trahir, elle se fait passer pour muette au sein de la communauté. Le soir, les volets tirés, Jacob l’instruit dans la foi juive. Wanda, alias Sarah-la-muette, se convertit, respecte les instructions juives, cherche à comprendre, observe les villageoises, interroge Jacob et se tait. Elle se tait jusqu’à l’accouchement difficile de leur fils… Leur amour illicite est alors découvert et la vie de Jacob chavire à nouveau…
Thèmes abordés
Sans vous proposer une analyse fouillée et approfondie de ce roman riche, subtil et captivant, je voudrais néanmoins souligner quelques thèmes qui ont retenu mon attention et qui vous éclaireront un peu plus je l’espère sur ce livre de Bashevis Singer.
1) Intertextualité biblique
Jacob est un juif érudit, un intellectuel qui n’aurait probablement jamais quitté sa salle d’étude et ses livres si la vie et les circonstances ne l’y avaient pas forcé. Dépourvu de livres et de sa communauté, il tente de rester fidèle à sa foi, se rappelle les lois et réfléchit aux évènements de sa vie et de son époque par le prisme du texte biblique, du Talmud, mais aussi d’autres livres qu’il continuera d’étudier après avoir rejoint la communauté juive (le Zohar, le livre de la Création, l’Arbre de la Vie pour en mentionner quelques-uns).
Sa vie est tellement nourrie de ces écrits qu’il ne peut que l’analyser à l’aune de ceux-ci. Le livre en entier fait des allées et venues entre ces récits bibliques et l’histoire de Jacob. Jacob en Pologne vs Jacob le patriarche ; Jacob et Wanda vs Ruth et Boaz ou encore David et Bathsheba.
« L’analogie entre lui et son homonyme biblique l’avait déjà frappé : Jacob avait quitté Beersheba et s’était rendu à Haran, pour l’amour de Rachel ; il avait travaillé durement pendant sept années pour la mériter. N’avait-elle pas été la fille d’un païen ? Il se réveilla, l’esprit rempli de ces pensées, et repris sa marche vers l’amont. »
Isaac Bashevis Singer, L’esclave, p.117.
Les questions qu’il se pose sur lui-même, Dieu, le monde et les autres sont loin d’être superficielles et sont perçues sous le prisme religieux, parfois de façon évidente, mais le plus souvent subtilement, distillé dans ses réflexions.
2) qui est esclave ?
Le titre du livre indique également un des sujets principaux du livre. Si Jacob est esclave dès le début du roman, il est pourtant racheté par ses coreligionnaires dès le cinquième chapitre 5. Au vu des hommes, il est donc à nouveau libre, mais l’est-il réellement ? Qu’est-ce qui rend un homme libre, qu’est-ce qui le rend esclave ?
« Les Juifs l’avaient racheté, mais il restait un esclave. Sa passion le tenait comme un chien en laisse. »
Isaac Bashevis Singer, L’esclave, p.99.
Assez vite, il se rend compte que son amour passionnel pour Wanda est responsable d’un nouvel esclavage, qu’il a cette fois-ci pleinement choisi. En chemin pour aller chercher Wanda, il réfléchit et se considère comme esclave.
« Il se mit à murmurer des prières – lui, l’esclave, qui retournait en captivité, juif qui subissait à nouveau le joug de l’Egypte. »
Isaac Bashevis Singer, L’esclave, p.119.
Plus tard, après la découverte de leur amour interdit, Jacob est emmené vers la ville, vers une mort certaine.
« Un souffle de bise rafraîchit Jacob, qui éprouva une impression de calme comme il n’en avait jamais connu auparavant. Il leva les yeux vers le ciel. Ainsi, les cieux étaient toujours là, créés par le même Dieu qui avait formé ces deux créatures, – le cavalier et sa monture. Il avait rendu la chaine solide. Brusquement, Jacob pensa que des chaines peuvent parfois être brisées. Il n’était écrit nulle part qu’un homme dût accepter sa propre destruction. Aussitôt son humeur changea. La colère gronda en lui, où des forces qui sommeillaient se réveillèrent. Il savait maintenant ce qu’il fallait faire. »
Isaac Bashevis Singer, L’esclave, p.217.
Subitement, il comprend qu’il peut se libérer de ces chaines qui l’emmènent et il s’enfuit.
Un peu plus tard, sur son chemin de fuite le long d’une rivière, il rencontre un passeur. La philosophie de ce dernier se résume à ne s’attacher à rien pour être réellement libre. Tout homme est nécessairement esclave de ce qu’il possède : mieux vaut donc ne rien posséder. Mais est-ce possible ? Jacob en conclut que :
« l’homme est comme harnaché, chaque désir est une fibre de la corde qui le lie. »
Isaac Bashevis Singer, L’esclave, p.223.
La lectrice que je suis ne peut s’empêcher de s’interroger sur cette passion interdite, cet esclavage auquel Jacob se soumet. Que doit-il faire ? Aurait-il réellement, intègrement, pu réagir autrement ? Cet esclavage est-il mauvais ? Ne fait-il pas in fine partie de la condition humaine ? Il est en tout cas un chemin d’apprentissage pour Jacob…
3) La beauté de ce monde présente même au coeur des atrocités
Tel les Psaumes, de nombreux passages de ce roman sont une ode à la nature, à la beauté de la création. Le contraste entre les atrocités perpétrées par les humains et la beauté de la création de Dieu est frappant.
« Devant la splendeur de ce matin on ne pouvait concevoir qu’en ce monde on massacrait des enfants, on les enterrait vivants et que la terre s’imbibait de sang, comme au temps de Caïn. »
Isaac Bashevis Singer, L’esclave, p.108.
Tout au long de son périple, Jacob ne peut qu’admirer le chant des oiseaux, les étoiles dans le ciel, les champs.
« Quelle était belle la campagne ! Comme elle contrastait avec le désespoir qui le submergeait ! Le doute, les conflits, la colère emplissaient son âme, mais les champs n’étaient qu’harmonie, apaisement, fécondité. »
Isaac Bashevis Singer, L’esclave, p.109.
Alors qu’il s’interroge sur la marche à suivre face à Wanda, Jacob constate que les autres créatures ne se posent pas ces questions.
« …et sur les rochers, au milieu de l’eau, se posaient des oiseaux comme Jacob n’en avait jamais vus dans la montagne. Toutes ces créatures savaient ce que l’on attendait d’elles. Nulle d’entre elles ne songeaient à se révolter contre le créateur. L’homme était le seul dont les actes furent inspirés par le vice. Jacob entendait les femmes, derrière lui, qui médisaient de tout Josefov. »
Isaac Bashevis Singer, L’esclave, p.110.
4) Attitude des hommes et intervention de Dieu
Jacob observe continuellement le monde qui l’entoure, la création tout comme ses propres attitudes et celles de ses coreligionnaires. Il est frappé par le contraste qu’il peut y voir et s’interroge sur la présence de Dieu dans ce monde meurtri, comme ne témoignent les quelques extraits suivants.
a) comportement des Juifs
Tout d’abord, à son retour parmi les Juifs, il est frappé par le déni que certains semblent démontrer face aux atrocités subies :
« Plus étrange encore était cependant l’attitude des Juifs qui, venant juste d’échapper à la plus grande calamité, se comportaient comme s’ils en avaient perdu le souvenir. Ils se lamentaient, poussaient des soupirs, mais sans conviction. Rabbins et notables avaient retrouvé leurs querelles, motivés par l’intérêt our par l’ambition de la puissance. »
Isaac Bashevis Singer, L’esclave, p.113.
Et puis, alors que Jacob est en lutte perpétuelle avec sa passion et qu’il cherche à discerner la volonté de Dieu et les meilleurs choix à poser dans sa situation, il est frappé par l’attitude si peu intègre de la plupart des gens qu’ils côtoient, qui se satisfont d’une partie de la Loi et sont pourtant prompts à critiquer les autres.
« Bien qu’il eut vécu plus de trente ans dans le monde, Jacob était continuellement étonné du nombre de Juifs qui n’observaient que la moitié des prescriptions de la Torah. Les mêmes qui respectaient rigoureusement des rites ou des usages mineurs, dont même le Talmud ne révélait pas l’origine, enfreignaient en toute inconscience – et deux fois plus qu’une – les lois les plus sacrées et même les Dix Commandements. Ils avaient le désir de plaire à Dieu et non aux hommes ; mais Dieu avait-il besoin de l’homme et de ses faveurs ? Un père attend-il de ses enfants autre chose que de les voir s’abstenir de toute injustice réciproque ? Jacob se pencha au-dessus du puits et soupira. C’était de cela que se lamentaient les prophètes, et la raison pour laquelle le Messie ne venait pas. »
Isaac Bashevis Singer, L’esclave, p.189.
Ces réflexions sont par ailleurs également soulevées par Wanda qui perçoit également ces différences.
b) l’homme est éphémère et petit dans le monde
Au sein de la création, au coeur du tumulte de la vie, qu’est-ce que l’homme ? Autant de questions soulevées par ce roman :
« Quel être surprenant et débile était l’homme ! Environné d’éternité, cerné par des puissances mystérieuses, par des anges, des séraphins, des chérubins, des mondes occultes et des mystères divins, tout ce qu’il pouvait désirer n’était que chair et sang. Cependant, la faiblesse de l’homme n’était pas un sujet d’étonnement moindre que la puissance de Dieu. » (p.119)
Isaac Bashevis Singer, L’esclave, p.119.
Mais encore : à quoi tient la vie d’un homme ? Les choses viennent et passent.
« Jacob avait toujours été conscient du fait que tout en ce monde est transitoire. Qu’était un homme ? Aujourd’hui vivant, demain dans la tombe. Le Talmud parlait du monde comme d’une noce ; le poète, dans la liturgie, comparait l’homme à un nuage poussé par le vent, à une fleur fanée qui s’évanouit. Oui toute chose passait. Mais jamais auparavant Jacob n’avait ressenti aussi vivement ce que les choses ont d’éphémères. Un champ qui portait une semaine des grains mûrs était dépouillé la semaine suivante. » p.157.
Isaac Bashevis Singer, L’esclave, p.157.
c) où est Dieu ?
Et Dieu là-dedans ? Où était-il dans cette histoire tragique ? Tardait-il à venir, à envoyer le Messie à cause du comportement des Juifs ? Etait-il bien au-delà de l’homme et des préoccupations futiles ? Grand et majestueux comme sa création ?
« Où était Dieu ? Comment pouvait-il jeter un regard sur tant de besoins et ne rien dire ? A moins que, le Ciel nous en préserve, il n’y eût pas de Dieu. »
Isaac Bashevis Singer, L’esclave, p.115. Fin chapitre 6.
Conclusion
Voici donc quelques citations pour vous faire sentir la richesse de ce texte, les nombreuses ramifications et réflexions que ce roman peut engendrer (et je n’ai fait que brosser quelques thèmes…). C’est un roman qui traite de sujets tantôt lourds et horribles, tantôt vivants et joyeux. Une histoire d’amour pleine d’humanité et de passion. Le tout avec une prose fluide et des touches d’humour dans le portrait que Singer dresse de ces êtres humains, à la fois bons et méchants, faillibles et à la recherche d’une vie digne d’être vécue.
Bonne lecture !
Merci , Marie pour cette belle présentation et l’ analyse fouillée de l’ œuvre de I. B. Singer .
J’ai vraiment envie de lire » l’esclave » car nous sommes tous/tes à un moment donné esclaves de nos besoins !
Merci encore et bravo pour toutes ces différentes « pépites » de livres aussi bien « adultes » que » jeunesse » .
Merci à toi Thérèse !
C’est avec plaisir que je vous partage mes petites découvertes !