Pourquoi écrire (à l’heure de ChatGPT) ? Pourquoi sculpter (à l’heure d’Amazon) ?
On 20 avril 2023 by MarieIl y a quelques semaines, j’ai travaillé d’arrache-pied pour rédiger une prédication. J’ai pris énormément de plaisir à lire, faire des recherches, lutter avec ce texte biblique, écrire, structurer ma pensée et mon texte, réécrire. Et pourtant… j’y ai passé un nombre d’heures que je préfère ne pas dévoiler (et rassurez-vous, je suis bien consciente qu’écrire une prédication prend du temps). Il faut dire que j’ai énormément procrastiné. Il y a eu ces heures où le doute s’est insinué en moi, avec la furieuse envie d’abandonner et de passer à autre chose de tellement plus urgent, de tellement plus important (comme vider le lave-vaisselle ou envoyer un email).
La situation n’est pas nouvelle. J’ai cette tendance – pas très saine ni très productive, je le reconnais – à prendre un temps considérable pour écrire un texte. Les questions fussent de toute part dans ma petite tête : est-ce suffisant ? Ai-je pris en compte toutes les données disponibles ? Ai-je bien lu les sources à ma disposition ? N’est-ce pas un peu léger ? Et puis finalement est-ce que je ne complique pas les choses ? Bref, les lessives semblent soudainement plus attrayantes ou tout au moins plus simples à mettre en œuvre…
Et si ChatGPT pouvait m’aider ?
En discutant de cette prédisposition et de ce temps considérable passé à me turlupiner l’esprit, on m’a demandé sur le ton de la boutade si j’avais pensé utiliser ChatGPT pour ma prédication. Pour ceux qui n’en n’auraient pas encore entendu parler, ChatGPT est une intelligence artificielle puissante qui permet de générer du texte à la demande et sous forme de discussion.
Après réflexion, je tente l’expérience et suis interpellée par la vitesse à laquelle ChatGPT pond un texte, somme toute assez superficiel et plus court, mais reprenant finalement tous les éléments demandés. Si mes recherches m’ont amenée plus loin que ce que ChatGPT fournit, il écrit avec une rapidité qui bat toutes mes capacités. J’essaye ensuite de lui demander un plan de prédication ; là encore il fournit quelque chose de rapide et classique, même si je doute que lire Jean 11:1-44 en deux minutes est réalisable et souhaitable pour nous simples humains… Impressionnant, mais pas entièrement convaincant dans cet exercice particulier.
Bien au-delà de mon expérience sommaire, l’apparition de ChatGPT pose de nombreuses questions dans des domaines variés (notamment en terme de sources et de vérification des informations). Une de celles-ci est l’utilisation de l’intelligence artificielle pour écrire des textes, qui est déjà utilisé par de nombreuses personnes pour des mémoires, TFE, travaux scolaires etc. Finalement, si ChatGPT peut le faire à notre place, mieux et plus rapidement, pourquoi écrire ? Ne pouvons-nous pas déléguer cette tâche cognitive qui ne plait certes pas à tout le monde et qui demande du temps ?
Loin de moi l’idée de répondre à cette interrogation pour tous dans tous les contextes possibles… L’apparition de ChatGPT m’a simplement interpellée dans mes propres pratiques et je me demande à nouveau :
Pourquoi est-ce que j’écris, finalement ?
J’entame pour le moment la rédaction de la dernière partie de mon projet sur Ruth. Pour ce faire, j’ai relu les notes écrites depuis le début du projet, commencé en 2017 (quand je vous disais que j’ai tendance à prendre mon temps…). En mars 2018, alors que je réfléchissais à la manière dont je souhaitais écrire le fruit de mes recherches et lectures, j’ai noté ceci :
- mon souhait est de ne pas me laisser enfermer dans un style, dans une morale que l’on attend de moi, d’écrire pour oser être moi
- je veux creuser le texte de façon à ce qu’il m’habite réellement. Je veux jouer avec le texte pour y montrer le plaisir retiré, lutter avec le texte comme Jacob avec l’ange.
- je veux résister à la tentation de tout maitriser, au contraire je veux me laisser maitriser par le texte
- je souhaite mettre en tension ma démarche intellectuelle et spirituelle
- j’aimerais par ce travail et cette écriture creuser au-dedans de moi et aller y chercher ce que moi seule peut en retirer (et je ne parle pas ici de découverte inédite sur ce texte commenté depuis des millénaires).
En relisant ces quelques notes, je réalise à nouveau que j’écris autant pour le processus cognitif que pour le résultat final. Bien sur, j’aspire à pouvoir écrire quelque chose de qualitatif qui sera apprécié par d’autres, voire utile. Mais pas uniquement. Le travail créatif d’écriture en lui-même m’est vital. Certes ma créativité n’est économiquement pas rentable. Elle ne révolutionne pas le monde et elle prend du temps. Mais elle est le produit de ma pensée à un moment donné, aussi imparfaite soit-elle.
ChatGPT peut être un outil très utile et offre de nombreux avantages, mais je ne suis pas encore prête à lui confier mes tâches d’écriture, en tout cas pas celles qui me font avancer en profondeur.
Petit interlude concernant ma dernière lubie : la sculpture sur bois…
Dernièrement je sculptais une cuillère en bois dans le jardin (une de mes dernières lubies). Intriguée, une fille du voisinage m’a interpellée :
« Que fais-tu ? »
« Je sculpte une cuillère en bois. »
« Mais pourquoi tu fais ça ? Tu ne pourrais pas plutôt en acheter une au magasin ? »
Effectivement, pourquoi est-ce que je passe mon après-midi assise sur une chaise de jardin à tenter de sculpter un morceau de bois ? Avec comme résultat incontestable des douleurs musculaires aux bras et des cloches pleins les mains… Au Trafic du coin, je peux trouver quatre ustensiles en bois pour la modique somme d’un euro. Alors pourquoi perdre mon temps et énergie ?
Je lui ai simplement répondu que ça me procurait de la joie. J’éprouve du plaisir à découvrir comment un objet du quotidien peut être créé à partir d’un bout de bois ramassé en forêt lors d’une promenade. Oui je pourrais l’acheter au magasin à moindre prix, à moindre effort et probablement de meilleure qualité. Mais là n’est pas la question. Encore une fois, j’attache de l’importance au processus et à la découverte de ce que je peux faire (en prenant beaucoup beaucoup de temps!). Cette cuillère ne sera pas parfaite, mais le produit de mes efforts et de ce que j’y mets dedans (notamment mes pensées et émotions du moment). Elle acquiert ainsi plus de valeur à mes propres yeux.
Pourquoi je choisis de ne pas tout déléguer
Et finalement, c’est cela aussi que je retrouve dans la production de textes. Certes ils sont bien imparfaits, parfois pondu dans la douleur et dans une temporalité qui malheureusement ne s’étire pas à souhait. Je cherche des manières de lutter contre la procrastination et ne pas viser la perfection à tout prix (écrire sur ce blog est d’ailleurs un exercice en ce sens), mais je ne suis pas prête à déléguer entièrement une tâche cognitive comme celle-ci à quelqu’un d’autre (intelligence artificielle ou non). Le résultat apparent sera peut-être similaire, voire meilleur mais il n’aura pas le corps, le vécu, la consistance de mes luttes et de mes réflexions, en tout cas pour moi.
En guise de conclusion : Paul Tillich et le cheminement vers les profondeurs de nos existences
Alors que je préparais ce texte, j’ai lu une prédication de Paul Tillich (1886-1965) où il médite sur la signification des profondeurs dans différents domaines de notre existence (les sciences et la connaissance de notre monde, notre âme et nos sociétés). Sa réflexion est dense et interpellante et je ne fais qu’effleurer sa pensée ici. La profondeur n’est pas une accumulation de connaissances apprises dans des livres, mais le résultat d’un cheminement qui pose les questions nous amenant à dépasser la superficialité de nos vies. « il n’y a pas de profondeur là où manque le cheminement vers la profondeur. La vérité coupée du cheminement vers la vérité est morte et, quand on s’y réfère encore, sa contribution se limite à la surface des choses. »1 Son texte est un encouragement à dépasser la surface de nos vies, « en pénétrant dans les profondeurs de nous-mêmes, de notre monde et de Dieu. »2 « Car » conclut-il, « dans la profondeur se trouve la vérité, dans la profondeur se trouve l’espérance et dans la profondeur se trouve la joie. »3
Je n’ai pas la prétention de dire que le processus d’écriture que je décrivais me mène aux profondeurs ultimes de mon existence, mais les mots de Tillich résonnent en moi et me rappellent que je ne peux pas tout déléguer. Si ChatGPT peut rédiger à ma place avec une rapidité déconcertante, il ne peut faire le chemin à ma place vers mes profondeurs. Et pour moi, ce chemin passe entre autre par le travail des textes bibliques. Je me souviens par ailleurs de cette phrase qui m’a interpellée il y a quelques années déjà et qui a nourri mon travail sur le livre de Ruth : « plus encore qu’à maitriser les textes bibliques, nous sommes appelés à les laisser se rendre maître de notre être. »4. N’est-ce pas cela que je recherche finalement en luttant avec les textes bibliques et en prenant plaisir à écrire à ce sujet ?
Ressources
- Paul Tillich, « Les profondeurs de l’existence », p.74. in: Paul Tillich, Quand les fondations vacillent. Labor et Fides, 2019, pp.71-83.
- Paul Tillich, « Les profondeurs de l’existence », p.83. in: Paul Tillich, Quand les fondations vacillent. Labor et Fides, 2019, pp.71-83.
- Paul Tillich, « Les profondeurs de l’existence », p.83. in: Paul Tillich, Quand les fondations vacillent. Labor et Fides, 2019, pp.71-83.
- « scripture is not as much something we are called to master, as it is something that should master us. » in : Michener, Postliberal Theology. A Guide for the Perplexed
Chère Marie,
Merci pour ce partage qui me parle.
La puissance créatrice qui est en chacun de nous ( et plus développée chez certains) est irremplaçable par une I.A, fort heureusement 🙏🏼🥰
J’aime te lire. Continue sur cette voie! Que Dieu te bénisse 🌸
Wendy
Article très intéressant Marie, grand merci;
J’écris aussi, et avec difficulté, mais je ne voudrais pour rien au monde passer par l’I.A.
bonne fin de semaine,
gisèle
Merci Gisèle et Wendy pour vos retours.
Bonne continuation à vous aussi dans vos créativités!
Marie
Merci beaucoup, Marie pour cet article qui m’a bien encouragée 🙂