Ruth 1 (2/5) : La mort
On 13 mai 2021 by MarieMon-Dieu-est-Roi et Ma-Gracieuse ont quitté leur ville pour fuir la famine. Voici la suite de l’histoire que vous pouvez écouter et lire ici :
Dans la pièce sombre du gîte, on n’entend que le crépitement des flammes et le mouvement régulier de la chaise à bascule. Chacun imagine la famille sur ce chemin vers l’inconnu. La vieille dame reprend son récit.
« Ils vivaient là dans les champs de Moab depuis quelque temps déjà quand ça arriva. Ils gardaient leur accent et leurs traditions, mais ils trouvaient petit à petit leurs marques. Ma-Gracieuse était justement dehors près du puits et échangeait quelques mots avec la voisine quand elle les a vus. Elle a tout de suite compris que quelque chose ne tournait pas rond.
« De retour des champs plus tôt que prévu, Maladie et Fragilité montaient la colline à grand-peine. Leur charge paraissait particulièrement lourde ce soir-là. Et difforme. Soudain, elle comprend. La cruche qu’elle tenait à la main se casse avec fracas. Sans y prêter attention, Ma-Gracieuse relève ses jupes et court à perdre haleine avant de s’agripper au fardeau inerte de son mari.
– ‘Il est tombé aux champs, maman, comme ça, d’un coup. On n’a rien pu faire…’
Dans un cri déchirant, elle s’écroule. Les villageois viennent les aider. Tant bien que mal, ils soutiennent Ma-Gracieuseet déposent le corps sans vie de Mon-Dieu-est-Roi dans l’unique pièce de la maison. Elle ne sait plus où donner de la tête. La douleur est vive, perçante.
« Il est mort. Il n’est plus. Il y a quelque chose d’irrévocable à cette annonce. Son monde s’effondre. Elle a peine à y croire. Elle le veille à la lumière de la lampe à huile. Mon-Dieu-est-Roi sera enterré ici, loin de sa terre natale. D’épouse, elle devient veuve. Son monde est sens dessus dessous. Heureusement ses fils sont là, elle se raccroche à eux. Elle vit pour eux, elle, l’exilée.
« Un peu plus tard, Maladie et Fragilité se marient. Les doubles noces entre Fragilité et Nuque d’une part et Maladie et Amie d’autre part sont célébrées sobrement. Un peu de réjouissances après tant d’épreuves… Face à la mort du père, les fils optent pour la vie. Ils veulent y croire à cette existence au Pays de Moab. Ce n’était pas l’idéal rêvé de Ma-Gracieuse et Mon-Dieu-est-Roi, mais ce dernier n’est plus là…
« La vie continue. Ma-Gracieuse se raccroche au quotidien, mais on voit bien que quelque chose s’est éteint. Elle se sent tiraillée par le doute, elle marmonne entre ses dents des paroles incompréhensibles. Et si le Seigneur la punissait de ce choix d’exil ? Le choix avait été temporaire, bien sûr, momentané, en attendant que la famine prenne fin à Bethléem. Ah si seulement, ils étaient restés à Bethléem. Pourquoi ce départ, pourquoi cet exil ? Elle se souvient des avertissements prononcés par certains Anciens aux portes de la ville : Dieu n’interdit-il pas les unions avec les Moabites, eux qui avaient refusé de donner du pain et de l’eau aux Israélites ?1 Mon-Dieu-est-Roi avait eu beau dire qu’au moins aux champs de Moab, il y avait du pain, c’est certain, le Tout-Puissant la punit.
« Bientôt dix ans qu’ils vivent dans ce pays étranger. Ma-Gracieuse se sent toujours un peu étrangère, elle ne s’est jamais faite à cette existence. La perte de son mari reste douloureuse mais elle s’accroche à ses fils, qui prennent bien soin d’elle. Et elle attend… elle attend l’annonce qui tarde. Qui viendra en premier lui annoncer la naissance d’un petit-fils ? Fragilité ou Maladie ? Nuque ou Amie ? Mais les mois passent, les années passent… et toujours rien. Comment vivent-ils cette épreuve de la stérilité ? Est-ce que les mois se succèdent de façon monotone et prévisible ? L’attente fébrile et impatiente des premières années a-t-elle laissé place à la révolte ou à la résignation ? Elle n’ose pas demander. Ils n’ont pas l’air malheureux, mais de leur union aucune fécondité apparente. Rien, le vide. En Judée, le pain manquait, à Moab, la vie semble stérile.
« Dix ans et toujours rien ! J’imagine Ma-Gracieuse, assise sur le toit de sa maison après une longue journée. Elle se souvient des histoires que l’on raconte dans son pays. Comment la matriarche Saraï avait aussi attendu dix ans avant de proposer à Abram d’aller vers Hagar. Dix ans qu’ils attendaient le fils de la Promesse, dix ans qu’il ne venait pas. Peut-on attendre éternellement ? Si l’Eternel est de toute éternité, force est de constater que ce n’est pas le cas pour nous, pauvres humains.
« Et puis un jour alors qu’elle pense qu’elle n’en peux plus d’attendre, qu’elle ne pourra plus rien supporter, on lui annonce la mort de ses deux fils. D’un coup. Comme pour leur père. Maladie et Fragilité, les derniers liens qui l’unissaient à sa vie d’avant, ses bébés si chétifs qui avaient pourtant grandis. Ils ont rejoint leur père. Leur mort sonnele glas de la postérité de Mon-Dieu-est-Roi. Rien, plus rien.
« Ah mes enfants, la mort met fin de façon irrévocable à tous les espoirs cachés, à tous les rêves enfouis au plus profond de chacun. Cet enfant, ces enfants ne seront pas. La lignée de Mon-Dieu-est-Roi s’arrête là dans le désert des champs de Moab. Le pain était là, ils ont pu vivre un temps, mais la vie s’est quand même arrêtée. Ma-Gracieuse et ses belles-filles, femmes seules, sans protection, dans un monde d’hommes, n’ont plus que la mort à espérer. Rien ne continuera au-delà d’elles-mêmes. »
A suivre…
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