Glanage
On 30 septembre 2021 by MarieVous pouvez écouter ici l’audio du texte de cette semaine :
Bottes aux pieds, seau à la main, des hommes, des femmes et des enfants parcourent les sillons à la recherche de pommes de terre laissées la veille par les tracteurs. A gauche, à droite, des corps se baissent, des mains s’ouvrent et ramassent des pommes de terre de tailles diverses. La marche est interrompue par de nouvelles découvertes. Le mouvement se répète invariablement, tel un rythme saccadé. Se baisser, ramasser, se relever ; se baisser, ramasser, se relever. Le soleil de septembre réchauffe à peine les glaneurs d’un jour. Si elles ne sont pas récoltées aujourd’hui, demain elles verdiront. La journée avance, les seaux se remplissent.
Ces gestes simples et répétés des glaneurs évoquent ceux posés par tant d’autres au fil des siècles dans les campagnes de nos pays. Car si aujourd’hui encore, des glaneurs parcourent les champs de pommes de terre, autrefois l’on glanait aussi les plantations de céréales. Les coutumes variaient d’un endroit à l’autre, mais dès que les champs avaient été moissonnés, le son de la cloche retentissait et de nombreuses femmes, enfants et vieillards nécessiteux parcouraient les terres pour ramasser les épis qui n’avaient pas été moissonnés, les pommes de terre qui n’avaient pas été récoltées. Les plus âgés du village se souviennent encore de ce temps, où pendant la guerre, de nombreuses personnes allaient aux champs passer la journée derrière les moissonneurs. Ils y récoltaient ce qu’ils pouvaient, ce qui restait, prenaient le tout et se dirigeaient vers le moulin du village pour moudre les grains. Fatigués, ils rentraient le soir avec la farine qu’ils avaient ainsi pu avoir, qui allait leur permettre de cuire le pain.
Des Glaneuses de Jean-François Millet (1857)
Ces histoires que les fermiers plus âgés racontent font écho à cette peinture de Millet qui se trouve là sur mon bureau : Des Glaneuses (1857)1. Envoutée par cette reproduction, je me laisse transporter dans la France agricole du 19ème siècle.
Au loin, dans une luminosité brumeuse, l’opulence de la récolte se pressent à la vue de ces meules de foin et de la multitude de moissonneurs courbés, coupant les javelles et liant les gerbes. Dans le fond à droite, un homme à cheval – probablement la police du glanage – observe les moissonneurs et les glaneurs au travail. De l’autre côté de l’image, la charrette remplie et tirée par les chevaux accentue cette impression d’abondance. Au-dessus des moissonneurs se trouve une nuée d’oiseaux qui voltigent, prêts à picorer les grains à la première occasion. Leur rapacité ne laisse que peu de doute quant à l’urgence du travail des glaneuses ainsi que leur situation précaire. La lumière du soleil couchant accentue les trois femmes représentées à l’avant-plan et intensifie leurs postures. Leurs dos cassés, leurs nuques tendues vers le sol, leurs mains qui cherchent et ramassent, leurs bonnets de couleur différente, leurs tabliers repliés pour contenir leurs maigres récoltes – tout cela est accentué. Des glaneuses qui semblent si réelles, mais qui restent néanmoins dans l’anonymat, leurs visages étant à peine visibles. Mains nues, dos courbés, chacune de ces trois femmes représente un des mouvements répétitifs du glanage. Tandis que celle de droite observe le champ moissonné à la recherche d’un épi, les deux autres se penchent vers l’épi et enfin le ramassent. Les gestes de ces paysannes, pauvres et dénuées de tout, sont empreints de dignité. Se baisser, ramasser, se relever.
Le glanage pour ne pas oublier les plus démunis
Glaner est ce droit coutumier qui consiste à venir ramasser à la main, sans outils, ce qui a été laissé dans les champs après la récolte. Cette provision ancestrale trouve déjà des échos dans les lois bibliques (Lev. 19 : 9-10 ; 23 : 22 ; Dt 24 : 19-222). C’est une injonction aux propriétaires, aux moissonneurs de ne pas s’accaparer leurs biens, d’avoir confiance en Dieu et de pourvoir aux besoins des plus pauvres.3 Ce commandement découle du fait que Dieu est Dieu, qu’il est saint et que son peuple est appelé à la sainteté. C’est également un appel à se souvenir qu’eux aussi ont été esclaves en Egypte et que s’ils vivent maintenant dans l’abondance, ce n’est pas le cas de tous. Car la pratique du glanage est associée dans ces textes à l’immigré, à l’orphelin et à la veuve, à ces personnes qui se retrouvent sans protecteur, sans ressource dans une société où les allocations sociales ne sont pas de rigueur.
Glaner au fil des siècles
L’histoire de la production agricole montre ce droit d’usage de façon répétée. Plusieurs pays ont intégré cette injonction biblique dans leurs lois ou usages.4 Du Moyen-Age à nos jours on retrouve en Europe des documents attestant de cette pratique.5 Cette provision ancestrale est tombée en désuétude avec l’avènement et l’efficacité des moissonneuses-batteuses en même temps que les habitudes alimentaires des plus pauvres se modifiaient. De plus en plus, la confection du pain est ainsi passée du milieu familial au milieu artisanal, diminuant la nécessité de récolter les épis pour en faire de la farine.6
Parfois remis en cause pour des raisons de propriété privée,7 peu pratiqué de nos jours, le glanage n’en demeure pas moins un droit en France et en Belgique qui sert à protéger les plus vulnérables.8 Si la France a modifié son code pénal à la fin du 20ème siècle, ce n’est pas le cas en Belgique où l’article 11 du code rural du 7 octobre 1886 est toujours en vigueur. Celui-ci stipule que :
« Le glanage et le râtelage, dans les lieux où l’usage en est reçu, ne peuvent être pratiqués que par les vieillards, les infirmes, les femmes et les enfants âgés de moins de douze ans et seulement sur le territoire de leur commune, dans les champs non clos, entièrement dépouillés et vidés de leurs récoltes, et à partir du lever jusqu’au coucher du soleil.
Le glanage ne peut se faire qu’à la main; le râtelage avec l’emploi du râteau à dents de fer est interdit. »9
Il semblerait néanmoins que dans la pratique, tout un chacun puisse aller glaner peu importe la commune, tant que la récolte a bien eu lieu et que le champ n’est pas clôturé.10
Glaner et partager, un droit d’usage actualisé
C’est ainsi que dans un resto où je suis venue manger un bout se trouve un flyer sur le glanage et le partage.11 C’est une initiative de la chaine à aller glaner des pommes de terre dans une ferme et ensuite partager le fruit de la récolte. J’y lis que le glanage « consiste à ramasser, sans utiliser d’outils, les fruits et légumes laissés dans les champs et vergers entre le lever et le coucher du soleil. »12 Le tout est présenté comme une activité « ludique et conviviale. »13 Dans cette forme contemporaine de glanage, dans cette réappropriation de ce droit d’usage, la provision pour les plus faibles et les plus vulnérables n’est cependant pas oubliée car le produit de la récolte est essentiellement destiné à ceux dans le besoin.14
Ruth, la glaneuse
Toutes ces réflexions et images sur le glanage me renvoient invariablement à Ruth. Je l’imagine quittant la ville de Bethléem avec l’accord de Noémie, sa belle-mère. Elles n’ont plus rien. Plus rien à manger, plus rien à perdre. Sans action de leur part, c’est la mort qui les attend. Bethléem – littéralement la maison du pain – procurera-t-elle de la nourriture à tous, même aux plus destitués ? Dès le lever du soleil, Ruth la Moabite quitte les portes de la ville et se dirige vers les champs à l’extérieur de celle-ci. Combien de champs parcoure-t-elle avant de se poser chez Boaz ? Pourquoi ce champ-là plutôt qu’un autre ? A-t-elle écouté les commérages des habitants, est-ce que la moisson y semblait plus abondante ? Les moissonneurs plus sympathiques ou tout au moins, moins hostiles ?
Le texte nous dit que c’est « par hasard » qu’elle trouva le champ de Boaz. Le hasard, la chance et non la providence divine. Peu importe en fin de compte, le hasard fait bien les choses. Ruth se retrouve là, par chance, dans le champ de Boaz, prête à elle aussi poser ces gestes répétés génération après génération par les plus pauvres.
Se baisser, ramasser, se relever ; se baisser, ramasser, se relever.
- https://www.rivagedeboheme.fr/pages/arts/oeuvres/millet-des-glaneuses-1857.html (20 sept 2021)
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« Quand vous ferez les moissons dans votre pays, tu ne couperas pas les épis jusqu’au bord de ton champ, et tu ne ramasseras pas ce qui reste à glaner. De même, tu ne cueilleras pas les grappes restées dans ta vigne et tu ne ramasseras pas les fruits qui y seront tombés. Tu laisseras tout cela au pauvre et à l’immigré. Je suis l’Eternel, votre Dieu. » (Lev 19 :9-10, BDS)
« Quand vous ferez la moisson dans votre pays, vous ne moissonnerez pas vos champs jusqu’au bord, et vous ne glanerez pas ce qui pourra rester de votre moisson ; vous laisserez cela au pauvre et à l’immigré. Je suis l’Eternel votre Dieu. » (Lev 23 :22, BDS)
« Quand tu moissonneras ton champ, si tu oublies une gerbe dans le champ, ne retourne pas pour la ramasser, laisse-la pour l’immigré, pour l’orphelin ou la veuve, afin que l’Eternel ton Dieu te bénisse dans tout ce que tu entreprendras. […] Rappelez-vous que vous avez été esclaves en Egypte ; c’est pourquoi je vous ordonne d’agir ainsi. » (Dt 24 : 19, 22, BDS)
- https://www.theologyofwork.org/old-testament/leviticus-and-work/holiness-leviticus-1727/gleaning-leviticus-19910 (20 sept 2021)
- https://en.wikipedia.org/wiki/Gleaning (20 sept 2021)
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Glanage (20 sept 2021)
- Voir notamment l’article suivant qui retrace l’évolution du glanage en Essex. Hussey, Stephen. « ‘The Last Survivor of an Ancient Race’: The Changing Face of Essex Gleaning« . The Agricultural History Review, vol. 45, no. 1 (1997): 61-72.
- En Angleterre au 18ème siècle, le cas Steel v. Houghton a créer une jurisprudence en la matière: “The case’s verdict stated that gleaning was not a right of the poor, but a privilege – and so to glean was to trespass on another’s land. » http://www.criminalhistorian.com/tag/steel-v-houghton/ (20 sept 2021) et https://en.wikipedia.org/wiki/Steel_v_Houghton (20 sept 2021) see also Peter King’s article, ‘Legal change, customary rights and social conflict in the late eighteenth century: the origins of the Great Gleaning Case of 1788’ (Law and History Review, 10:1, Spring 1992)
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Glanage (20 sept 2021)
- http://environnement.wallonie.be/legis/agriculture/generalites/generalite001.htm (20 sept 2021)
- cf. discussions informelles avec des fermiers, article paru dans le Vif https://www.levif.be/actualite/belgique/le-glanage-peut-etre-pratique-par-tout-le-monde-peu-importe-la-commune/article-normal-570317.html (7 nov 2016, consulté 20 sept 2021) et flyer “Glanage et Partage” samedi 15 septembre 2018 – organise par Exki et Opération Thermos.
- Flyer “Glanage et Partage” samedi 15 septembre 2018 – organise par Exki et Opération Thermos
- Flyer “Glanage et Partage” samedi 15 septembre 2018 – organise par Exki et Opération Thermos
- Flyer “Glanage et Partage” samedi 15 septembre 2018 – organise par Exki et Opération Thermos
- Une recherche rapide montre que depuis quelques années, il y a une recrudescence d’initiatives autour du glanage. Plusieurs personnes et associations se réapproprient ce droit d’usage et tente de l’actualiser dans une dynamique educative, économique et écologique. En témoigne par exemple les site et article suivants: http://www.glanage.fr (18 oct 2018) https://www.bastamag.net/Glanage-cueillette-et-partage-des (20 sept 2021)
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