Ruth 1 (3/5) : Nouveau départ

Ma-Gracieuse est en deuil. Après les morts de son mari et de ses fils, que lui reste-t-il ? Vous pouvez écouter ici l’audio :

« Mais mon histoire ne se termine pas là… Non, non, non. Ne dit-on pas, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ? » Les yeux malicieux, la vieille dame regarde sa famille réunie autour d’elle. Il fait noir maintenant, seule la lumière des flammes éclaire leurs visages pensifs et attentifs. Elle se lève, remet une bûche dans le feu, prend sa pipe et la bourre de tabac. 

– « Que se passe-t-il après, Mamy ? » demande impatiemment le garçon d’une dizaine d’années.

Elle le regarde en souriant, allume sa pipe et reprend son récit là où elle l’avait laissé.

« Ah, et bien les choses ne s’annoncent pas positivement, c’est le moins qu’on puisse dire. Ma-Gracieuse a encore plus de mal à s’en remettre cette fois-ci. Ça fait quatre jours qu’elle ne dit plus rien. Quatre jours qu’elle est là, prostrée sur un sac, les yeux fixés devant elle. Elle porte son deuil, a déchiré ses vêtements. Elle mange à peine, se force un peu sous le regard insistant de ses belles-filles. 

« Elle les revoit, si petits, si fragiles dans ses bras. Elle se souvient de leurs premiers sourires, de leurs premiers pas. Elle avait été si fière d’eux, alors qu’on leur avait annoncé qu’ils ne passeraient pas leur première année. Oh oui, ils étaient bien malingres, mais qui avait jamais vu plus beaux bébés ? Ils avaient beau être mariés, ils étaient toujours ses bébés… Peut-on survivre à la mort de ses enfants ? Que lui reste-t-il maintenant ? Elle voudrait être seule, seule dans sa douleur qui ne la quitte plus. Qui pourrait la comprendre ? 

« Elle ne peut plus supporter la vue de cette maison, de ce village qui ne lui a apporté que misère jusqu’à présent. Son intérieur lui semble souillé, impur. La mort règne en ce lieu. Elle n’arrive pas à surmonter sa peine. Depuis l’embrasure de la porte, Nuque et Amie l’observent et se regardent. Elles ne savent plus quoi faire. 

« Et puis tout d’un coup pour la première fois depuis des jours, Ma-Gracieuse les regarde et se lève. Ses belles-filles en sont ébranlées. Que se passe-t-il ? Sans un mot, Ma-Gracieuse se met à rassembler furtivement ses quelques possessions devant les yeux ébahis de ses belles-filles et leur dit :

– ‘Je rentre au pays.’

La voix n’est qu’un murmure, mais le ton ne laisse pas de place à la discussion. Nuque et Amie acquiescent. Elles connaissent ce ton. Les belles-filles se préparent elles aussi. Ce sont elles qui règlent les derniers détails et qui se chargent des adieux. Tout s’enchaine rapidement.

« Pour la première fois depuis les funérailles, Ma-Gracieuse agit. Dans ce monde patriarcal, elle est soudainement devenue le chef de la famille. Elle quitte le lieu de ses deuils, laisse derrière elle les tombes des hommes de sa famille et retourne vers la terre de ses ancêtres. On raconte qu’elle a entendu – message d’un ange ou rumeur traversant les frontières ? – elle a entendu que Dieu avait visité son peuple, que le pain était revenu à Bethléem, que sa ville portait à nouveau dignement son nom. Elle n’a guère d’espoir, sa vie est finie. Mais tant qu’à vivoter, autant vivoter à Bethléem et espérer manger les miettes du pain que l’Eternel a donné dans sa grande bonté. 

« Elles marchent en silence, chacune perdue dans ses pensées. En chemin, entre deux lieux, entre deux divinités. Moab et Shemosh, Israël et Yahwé. Trois femmes sans protection, en transit entre deux vies. A l’époque où l’histoire se passe, cela n’augure rien de bon. Une histoire s’est terminée, une autre s’ouvre, remplie d’incertitude. Une route, un chemin, le silence, si ce n’est le bruit de leurs pas sur la route rocailleuse et poussiéreuse. De leur quotidien et de leurs certitudes, plus rien. Que va-t-il donc se passer ? »

L’odeur du tabac emplit la petite pièce, la voix de l’aïeule reste en suspens dans l’air, mais tous sont loin, transportés sur une petite route rocailleuse.

A suivre…

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