
Voyage entre prime enfance et vieillesse
On 24 juin 2021 by MarieIl y a quelques années, une amie et moi avons participé à une journée de la Semaine du Volontariat organisée par l’association Serve the City à Bruxelles. Suite à cette expérience, j’ai écris ce texte que je vous partage ici.
Si cela vous intéresse, cette année, la Semaine du Volontariat a lieu du 26 juin au 3 juillet 2021.
« Vanité des vanités, dit Qohélet, vanité des vanités, tout est vanité. » Qohélet 1:2
Ce matin-là, comme tous les matins, des petits cris stridents me parviennent soudainement dans le babyphone et me réveillent. Il est 6h et je m’arrache difficilement à mes rêves. Les yeux endormis, je monte jusqu’à la chambre de mon fils où il m’attend debout dans son lit cage, joyeux de me voir enfin arriver. Il se blottit dans mes bras. Dans la fraicheur matinale et dans le calme paisible de la maison encore endormie, je donne le sein à ce petit être si vulnérable, si dépendant. Emerveillée, je le regarde boire. Dix mois à peine. Il bouge de plus en plus et se déplace avec une assurance grandissante. Et pourtant il a encore besoin de nous pour tant de choses. Un petit homme en devenir. Qui sera-t-il ? Que deviendra-t-il quand il aura assez grandi pour pouvoir prendre son envol et ne plus dépendre de ses parents ?
Cet après-midi-là, changement de décor. Je me retrouve dans un home au quartier des Marolles à Bruxelles. Avec une amie, nous avons décidé de rejoindre ‘Serve the City’ pour une journée de volontariat. Sous une chaleur accablante, nous longeons de longs couloirs bordés de carrelages jaunes vieillots, nous traversons des salles obscures au mobilier d’un temps passé pour enfin nous retrouver au deuxième étage de la maison de repos, résidence des plus âgés et des moins mobiles. Nous arrivons dans une grande pièce lumineuse bordée de fauteuils où une longue table massive trône au centre de la pièce.
Dans ce salon, plusieurs résidents patientent. Le repas et la sieste terminés, ils se réunissent. Certains lisent dans un fauteuil, d’autres somnolent. D’autres encore attendent, comme s’il ne leur restait plus rien à faire sur cette terre que d’attendre. Petit à petit, ils – elles majoritairement – s’installent autour de la table alors que nous préparons le jeu de loto. Maladroitement, nous aidons les logopèdes et les infirmières à les placer. Pendant que mon amie tire les chiffres et les crie du haut de sa voix, je vérifie les cartes des pensionnaires et m’assure qu’aucun ne confonde les jetons avec des bonbons.
J’interviens auprès d’un vieillard qui tire sur la chaise de sa voisine à grands cris incompréhensibles. Je m’approche de lui et essaye tant bien que mal d’établir un contact avec lui. Il crie, il marmonne. Je ne comprends rien malgré tous mes efforts. J’apprendrais plus tard qu’il parle italien. Il bave, il crache sur sa tablette au grand dam de ses voisines qui s’échangent des regards furtifs et offusqués, froncent les sourcils et tentent de l’éviter. Qui est cet homme ? Qu’a été sa vie ? Depuis combien de temps est-il là, si vulnérable, retourné dans une dépendance similaire à celle de la prime enfance ? Cet homme sans vigueur au corps flétri qui lui aussi est façonné à l’image de son créateur. Lors du café que nous aidons à servir, une infirmière émiette un biscuit dans son café au lait et le lui donne à la cuillère, à ce grand monsieur rapetissé derrière son bavoir en plastique. A côté de lui, deux perroquets crient dans leur cage.
Pendant ce temps-là, le loto rangé et le café servi, mon amie et moi-même nous asseyons en compagnie de plusieurs dames qui nous racontent à tour de rôle quelques fragments de leurs histoires. Elles répètent invariablement les mêmes anecdotes, les mêmes phrases, les mêmes questions comme si elles se raccrochaient à une part de leur existence – imaginée, embellie ou pas, qui peut savoir ? Raconter, se raconter pour continuer d’exister alors que la fin de leur vie pointe son nez. Faire vivre en pensée ses enfants, sa famille, ses proches pour prolonger cette existence qui arrive à terme.
Au milieu des échanges, la dame à ma droite m’interpelle avec urgence : que peut-on faire maintenant ? Si nous, nous sommes sur le départ, elle, elle reste. Que peut-elle encore faire ? Le loto finit, le café but, quelle est la prochaine étape ? A quoi peut-elle se raccrocher ? Le souper, selon sa voisine. En attendant, l’attente. L’attente qu’elle peut remplir en déambulant les longs couloirs jaunes dans sa chaise, ou encore en étant là simplement, à regarder le temps qui passe.
Si Montaigne dit vrai, vieillir c’est la possibilité de « savoir jouir loyalement de son être. » Alors que le corps nous lâche, il ne nous reste plus qu’à être. Mais être quoi ? Etre qui ? Aller à la rencontre de personnes âgées c’est se poser in fine la question de ce qui nous définit en tant que personne. S’interroger face à ces personnes qui demeurent paisibles, là où d’autres deviennent irascibles, qui sourient alors que d’autres crient leur colère et désarroi.
Ce soir-là, après un long trajet, je rentre fatiguée chez moi où mon mari prépare le souper. Notre fils rampe jusqu’à moi en poussant des cris de joie et vient se blottir dans mes bras, en toute confiance.
Aujourd’hui, j’ai voyagé dans le temps. Entre la prime enfance et la vieillesse. Si le plus clair de mon temps est passé à courir, courir après le vent, après le temps, après la réussite, après un statut qui peut-être me donnerait une raison d’être, aujourd’hui je me suis arrêtée, je me suis posée pour aller à la rencontre d’êtres vulnérables. L’inévitable ralentissement que nous vivons au contact de jeunes enfants et de personnes âgées ne nous rappelle-t-il pas que le temps de la rencontre avec autrui ne se fait qu’en étant pleinement présent, dans la confiance ?
« Vis jour après jour, un jour à la fois. Si tu vis de cette manière, tu t’inquièteras moins et tu vivras abondamment. Si tu te donnes complètement au moment présent, si tu t’abandonnes complètement aux moments qui passent, tu vivras ta vie plus pleinement. » Anne Morrow Lindbergh
Texte écrit en juillet 2018.
Tellement bien écrit, tellement vrai, tellement beau! Que de moments de notre vie passés attendre autre chose…
Merci de ce beau texte et de la réflexion qu’il suscite.
Merci Cathy!