
Ruth aux champs (1/3)
On 28 avril 2022 by Marie"Perhaps the self-same song that found a path
Through the sad heart of Ruth, when, sick for home
She stood in tears amid the alien corn "
"Toi, tu n'es pas né pour mourir, Oiseau immortel !
Nulle avare génération ne t'a foulé aux pieds ;
Cette voix que j'entends dans la nuit fugitive
Aux temps anciens berçait souverains et bouffons :
Ce même chant, qui sait, avait trouvé la voie
Du triste coeur de Ruth privée de sa patrie,
Debout, en larmes, parmi la moisson étrangère "
John Keats, Ode to a Nightingale1
Depuis des semaines, des mois, j’observe Ruth dans les champs, je lis et j’écris. Je sèche sur des brouillons qui ne me satisfont pas. Comme tant d’autres avant moi, je butte sur les ambiguïtés du texte. Je me régale des lectures variées qui en ont été proposées.
Que se passe-t-il donc dans ce deuxième chapitre ? Que fait Ruth ? Au cours des siècles, au fil des modes scientifiques ou religieuses, différentes interprétations ont vu le jour, certaines plus convaincantes que d’autres. Elles convergent, s’éloignent, se retrouvent. Les propos tournent bien évidemment autour de la notion d’étrangère, de l’audace et surtout de la gentillesse /bonté (hesed), mais sous des angles parfois bien différents. Enrichie par ces nombreuses réflexions, je ne perçois plus une Ruth, mais plusieurs Ruth. Tantôt passive, tantôt audacieuse, il y a quelque chose en elle qui force les autres personnages à agir eux aussi, à faire preuve d’une bonté qui dépasse la loi.
Après la tempête d’hier, le soleil est revenu. Me voici à nouveau en promenade dans ce village de Ruth, à l’écoute d’avis variés. Les habitants de mon village imaginaire m’interpellent et me font découvrir de nouveaux horizons. Suivez-moi…
Ruth effacée, vraiment ?
« Bon, bon et si on arrêtait un peu de sublimer cette brave fille, ma chère madame! »
Le fermier interrompt quelque peu brutalement mes rêveries alors que je me prenais à imaginer une Ruth romantique et fragile arrivant par chance dans ce champ de Booz et se mettant à l’ouvrage en posant ces gestes ancestraux de glanage : se baisser, ramasser, se relever. Ou était-ce une Ruth larmoyante au milieu des champs que je me représentais à ce moment-là, les vers du poète John Keats à l’esprit ? Je ne sais plus, mais je suis ramenée à la réalité.

« C’est bien beau tout cela, c’est bien dit, c’est bien écrit. On a une belle petite idée de ce que pouvait être le glanage, mais arrêtons de rêver, de caser Ruth dans le rôle de la gentille belle-fille bien sage et bien courageuse. Il ne faut pas croire, mais Ruth n’est pas la petite femme docile et fragile que l’on pourrait s’imaginer, l’étrangère qui s’écrase pour qu’on ne la remarque pas. Loin de là !! Un sacré brin de femme, moi je vous dis.
« Je ne suis pas exégète mais je suis un homme de la terre et cette histoire, elle me parle à bien des égards. On en parlait l’autre jour avec le pasteur du village. Ce qui me frappait, ce sont les nombreuses associations avec la terre. Vous avez remarqué ? On voudrait presque nous faire croire que Ruth est une étrangère sans attache, malléable à merci. Mais en fait, elle est toujours associée à un lieu, à un endroit, souvent la terre, des champs.2 Au début, elle vient des champs de Moab et puis elle va glaner dans les champs autour de Bethléem (le mot revient huit fois dans ce deuxième chapitre, on a compté). Plus tard, elle se retrouve sur l’aire et enfin au dernier chapitre, son sort est lié à une parcelle de terre.
Ça n’en fait pas d’elle une fermière, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, mais nous montre plutôt une personne connectée à son environnement, que ce soit à Moab ou en Israël. Alors qu’elle est souvent présentée par les personnages comme étant une Moabite, une étrangère dont personne ne veut se soucier, dont on voudrait bien oublier l’existence et la souffrance derrière l’étiquette qu’on lui met, elle semble néanmoins pleinement ancrée dans sa réalité. Sa présence est telle qu’on la remarque, alors même qu’on essaye de ne pas la voir.
On aimerait presque que Ruth la Moabite – qui représente en quelque sorte ‘l’autre’ – reste en marge, cachée pour ne pas être confrontés à notre propre vulnérabilité. Et pourtant… elle n’est peut-être pas née à Bethléem, n’y a pas grandi, n’est pas entièrement familière avec tous les us et coutumes d’Israël, mais elle ne s’efface pas, elle n’essaye pas de cacher sa présence. Au contraire, elle l’assume et semble dire par là-même, je suis là, j’existe, j’ai le droit de vivre, ne m’oubliez pas vous qui avez des facilités.
Si j’étais vous, j’irai voir le pasteur du village. Il a prêché dernièrement sur ce sujet. Il parlait de ce que Ruth faisait en arrivant dans les champs. Apparement, le texte est un peu ambigu. Demandez-lui ; il vous en parlera mieux que moi. »
- http://hyperion21.blog.lemonde.fr/2010/06/15/john-keats-a-un-rossignol-ode/
- André LaCoque, Ruth. Traduit par K. C. Hanson. A Continental Commentary. (Minneapolis: Fortress Press, 2004), pp.63-64
Superbe, comme toujours. Merci Marie
Merci !