Hesed, une histoire de tendresse, de bonté, de fidélité (1/2)
On 6 octobre 2022 by MarieL’odeur des livres, prégnante de savoir et de connaissances me surprend alors que je rentre dans cette étroite pièce sombre où je suis attendue. La petite fenêtre sur le mur opposé n’apporte que peu de luminosité dans ce bureau aux murs couverts de bibliothèques. Au milieu de la pièce se trouve un grand bureau en chêne massif, couvert d’une plaque en verre. Une petite lampe est posée sur le bureau entre deux piles de livres et apporte la plus grande source de lumière de la pièce. Sur le côté du bureau se trouvent de nombreux tiroirs dont on peut voir émerger des feuilles griffonnées dans une écriture en pattes de mouche.
Quelque part au milieu de ces livres, deux yeux vifs et perçants, encadrés par des petites lunettes rondes me dévisagent. Ils appartiennent à un grand homme mince qui porte une kippa sur ses cheveux noirs en bataille. Me regardant entrer, il a l’air ébloui, comme s’il n’avait pas vu la lumière du jour depuis bien longtemps. J’avais pris rendez-vous avec lui pour tenter de mieux comprendre le terme hébreu hesed, notion, qui, au vu de mes lectures semble essentielle dans le livre de Ruth. Ses recherches et son travail sur la question devraient m’éclairer. A mon arrivée, ses yeux et son corps semblent s’animer, comme s’il était rempli d’une grande excitation, prêt à dévoiler un trésor bien gardé.
– « Aah, c’est vous qui venez à propos de ‘hesed’ ! Quel mot, on pourrait y consacrer une vie entière, n’est-ce pas ? Ah ah, ne vous inquiétez pas, je ne prendrais pas autant de votre temps. Mais asseyez-vous, prenez place » dit-il en désignant une chaise devant son bureau. « Je peux vous servir quelque chose à boire ? Du thé ? Un verre d’eau ? »
– « Merci. Je veux bien une tasse de thé si ce n’est pas trop de dérangement. »
– « Du tout, du tout. Laissez-moi vous chercher cela. »
En l’attendant, je regarde les livres : peu importe où mon regard se pose, il y en a ; sur les étagères, sur le sol, sur une autre chaise à coté de moi, sur le bureau. Des livres de tout les formats imaginables, des livres poches colorés aux grands volumes reliés en cuir, et dans de nombreuses langues pour autant que je puisse discerner : hébreu, anglais, français, allemand et j’en passe certainement. Je l’aide à écarter quelques livres sur le bureau pour y déposer le plateau qu’il vient d’amener en me disant :
– « D’après votre message, je comprends que vous souhaitez plus d’indications sur hesed dans le livre de Ruth. Mais si vous me le permettez, je vais commencer par tenter de vous expliquer ce que cette notion englobe dans la Bible, avant d’entrer dans le concret de Ruth. »
Hesed, un terme aux significations multiples
Après m’avoir servi une tasse de thé à la menthe, il s’installe confortablement et mélange son thé, semblant rassembler ses idées. Après un léger silence, il commence :
– « Comme avec de nombreux autres mots hébreux, il n’est pas toujours évident de traduire littéralement ce terme. En français, hesed est souvent traduit par ‘bonté’ ou ‘fidélité’ ou encore ‘tendresse’, ‘grâce’, ‘pitié’, ‘miséricorde’1. Ces mots déjà différents en soi sont pourtant insuffisants pour englober la signification profonde de hesed. Hesed exprime un « lien d’intimité affectueuse et familière »2. Il faut également comprendre que hesed implique d’abord et avant tout une action. Je m’explique : dans le contexte d’une relation, quelqu’un agit librement pour le bien d’une autre personne3. Dans quel but ? Et bien c’est là où réside la beauté du geste. La personne ne le fait pas par obligation mais par bonté pure, ce qui crée un effet boule de neige. Cette action de bonté provoque une « chaine de bonnes actions »4. Bien entendu, dans les quelques occurrences du mot dans la Bible hébraïque, vous trouverez de nombreuses tonalités, notamment des nuances incorporant des notions de réciprocité, de pardon ou encore d’une générosité non méritée.5
« Le mot hesed désigne bien souvent les actions de Dieu, en particulier dans les Psaumes. Examinez ces passages, vous verrez comme cela éclaire qui est Dieu, mais aussi ce que hesed peut bien vouloir dire.
Hesed et justice : un paradoxe
« Maintenant, laissez-moi vous poser une question. Si vous croyez que Dieu est juste et apporte la justice dans ce monde rempli de mal, pouvez-vous réellement accepter que Dieu démontre de la hesed ? Est-ce vraiment juste ? Qu’en pensez-vous ? »
Il marque une pause, sirote son thé et me regarde intensément de ses yeux pétillants. Je laisse la question résonner en moi sans pouvoir y répondre. Après un bref silence, il reprend calmement :
– « Ah oui… nous voici ici confrontés à l’un des grands paradoxes de notre vie. Entre justice d’une part et bonté et compassion de l’autre, notre pensée oscille. Sont-elles mutuellement exclusives ? Est-ce que Dieu peut être réellement bon et juste à la fois ?
« Ah quelle tension ! Et la Bible rend cette question tellement vivante en apposant une variété de textes qui s’interrogent, se font écho, s’interpellent. Et finalement nous en revenons toujours au même point : si nous pouvons être éclairé sur des facettes de Dieu, nous ne pouvons pas le maitriser, le caser dans nos petites boites bien nettes. »
A nouveau il s’arrête comme perdu dans ses pensées. Puis, il me regarde avec attention, respire profondément et continue :
« Donc, face à ce problème : comment est-ce que Dieu démontre sa bonté, sa fidélité notamment envers la maison de David tout en incarnant la justice ? En d’autres mots, comment peut-il être à la fois juste et bienveillant ? N’est-ce pas contradictoire ? A vrai dire, je n’ai pas trouvé de meilleure manière de l’exprimer que ce que dit Tamara Cohn Eskenazi. Attendez, laissez-moi trouver ce passage… »
Extirpant d’une de ses piles le petit volume vert qu’est le commentaire biblique sur Ruth de la Jewish Publication Society tout en réajustant ses lunettes, il tourne rapidement les pages pour trouver le passage qu’il cherche. Sa passion pour le sujet est même perceptible dans la manière dont il tourne les pages.
« Aah, voilà ce que je cherchais. Ecoutez. Je vous traduis approximativement de l’anglais :
‘Mais cette apparente contradiction transmets un message profond. Le plus grand acte de bienveillance que Dieu peut nous faire est de nous donner le sentiment qu’il y a une justice dans le monde, qu’il y a une certaine prévisibilité et qu’ainsi nous pouvons contrôler notre destin/sort (dans une certaine mesure tout au moins) en contrôlant comment nous nous traitons les uns les autres et comment nous agissons envers Dieu. Et pourtant, parfois nous ne voulons pas de justice car nous avons agit injustement. Au contraire, nous voulons de la compassion – nous voulons être pardonnés, nous souhaitons que nos mauvaises actions soient réparées. Dans ces moments, la vraie bienveillance choisit de suspendre la justice. C’est comme si hesed avait une force cumulative : une bonne action provoque une autre et encore une autre, et chacune d’elles ajoute de la bonté dans le monde. La bienveillance envers les uns et les autres et envers le monde génère des bonnes actions même quand elles ne sont pas méritées, et demandent certainement de bonnes actions quand elles le sont. Mais parfois cette force faiblit, voire même disparaît. Alors, Dieu et nous devons à la fois oublier cette idée de mesure pour mesure et simplement accomplir de bonnes actions – des actes de bonté/fidélité gratuites.’ »6
Il retire ses lunettes, joue avec elles et me regarde en souriant :
– « C’est magnifique, non ? J’aime cette idée que Dieu est avant tout relationnel et qu’il n’est pas ici question d’une simple formule appliquée à tous en toutes circonstances dans les interactions que Dieu a avec nous, humains. En fin de compte, cela montre la complexité de la vie et comment Dieu prend cela en compte dans ses relations avec nous. »
A suivre…
Références
- Erri De Luca, Première heure, Gallimard : 2012, p.108
- De Luca, p.108
- Sakenfeld, Katharine Doob. Ruth. Interpretation: A Bible Commentary for Teaching and Preaching. Edité par James Luther Mays. Louisville, Kentucky: Westminster John Knox Press, 1999, p.24 et Eskenazi, Tamara Cohn, et Ro-Tivka Frymer-Kensky. Ruth. The JPS Bible Commentary. Philadelphia: Jewish Publication Society, 2011.
- Eskenazi et Frymer-Kensky, p.xlviii
- Eskenazi et Frymer-Kensky, p.xlix
- Eskenazi et Frymer-Kensky, p.xlix
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